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Le chef a baissé les paupières avec un soupir.

— Non. Tout se passera cette nuit même, au début de la nuit. Tu es content ? Tu sais quand ça va avoir lieu.

— Boris Ignatievitch, ai-je dit, l’appelant à dessein par le nom sous lequel je l’avais d’abord connu. Ecoutez-moi, je vous en prie. Quand vous avez quitté votre pays et que vous êtes venu en Russie, ce n’était pas pour défendre la Lumière ni pour faire carrière. C’était pour Olga, j’ai appris un certain nombre de choses sur vous. Vous avez un passé très riche… tant de haine, d’amour, de trahisons et de noblesse. Mais vous devez me comprendre. Vous pouvez…

J’ignore ce que j’attendais. Qu’il détourne les yeux, ou qu’il me promette du bout des lèvres d’ajourner son projet.

— Je te comprends très bien, Anton, beaucoup mieux que tu ne peux l’imaginer. Et c’est pour cela que notre projet sera mené à bien.

— Mais pourquoi ?

— Parce que, mon garçon, il existe quelque chose qu’on appelle destin. Il n’y a rien de plus fort. Certains sont appelés à transformer le monde. D’autres ne feront jamais rien de tel. Les uns font trembler les États sur leurs bases, les autres se tiennent dans les coulisses et tirent les fils entre leurs doigts tachés de craie. Anton, crois-moi, je sais ce que je fais. Crois-moi.

— je ne vous crois pas.

Je me suis levé sans toucher à ma bière dont la mousse avait déjà fondu. Alisher a jeté à Guesser un regard interrogatif, comme s’il était prêt à m’arrêter.

— Fais ce que tu veux, a dit le chef. Tu es libre d’agir comme tu l’entends. La Lumière est en toi, mais derrière toi s’étend la Pénombre. Tu connais le prix du moindre faux pas. Et sache que je suis prêt à te venir en aide. Il est de mon devoir de t’aider.

— Guesser, mon maître, merci pour tout ce que tu m’as appris, ai-je dit, et je me suis incliné, attirant quelques regards curieux parmi les parachutistes. Je ne me sens pas en droit de compter plus longtemps sur ton aide. Accepte ma reconnaissance.

— Tu es dégagé de toute obligation envers moi, a répondu calmement Guesser. Agis comme te le dicte ton destin.

Avec quelle facilité il reniait son ancien élève.

Combien en avait-il eu avant moi, qui n’avaient su accepter ses idéaux sacrés et ses desseins supérieurs ? Des centaines ? Des milliers ?

— Adieu, Guesser.

J’ai regardé Alisher.

— Alisher, je te souhaite bonne chance dans ton nouveau travail.

Le jeune homme m’a regardé avec reproche.

— Si je puis me permettre…

— Parle, ai-je dit.

— Je n’irais pas si vite à ta place, Lumineux Anton.

— J’ai déjà trop longtemps tergiversé, Lumineux Alisher.

J’ai souri. Au Contrôle, j’avais pris l’habitude de me considérer comme un mage débutant, mais les choses changent. Et pour ce petit nouveau, j’étais un objet d’admiration et de respect. En tout cas pour le moment.

— Un jour, ai-je ajouté, tu entendras le temps bruire en te filant entre les doigts comme du sable. Ce jour-là, Alisher, souviens-toi de moi. Bonne chance.

Quelle chaleur.

Je marchais dans la rue de l’Arbat. Des peintres dessinaient des portraits stéréotypés, des musiciens jouaient une musique insipide, des marchands proposaient des souvenirs d’une monotonie affligeante à des étrangers qui manifestaient tous la même curiosité de circonstance ; les Moscovites longeaient au pas de course les étalages de matriochkas avec un agacement coutumier.

Et si je vous secouais un peu ?

En vous donnant une petite représentation…

Je pourrais jongler avec des éclairs, ou avaler du vrai feu, ou obliger les pavés à se fendre pour faire jaillir une fontaine d’eau minérale. Guérir une dizaine de mendiants infirmes ou nourrir les enfants des rues avec des gâteaux surgis du néant…

A quoi bon ?

Ils me lanceraient quelques pièces pour mes boules de feu destinées à combattre les créatures de l’Obscurité. Ils expliqueraient la fontaine d’eau minérale par une conduite percée. Les prétendus infirmes étaient déjà mieux portants et plus riches que la plupart des passants. Quant aux enfants des rues, ils s’enfuiraient, car ils savaient depuis longtemps qu’il n’y a pas de gâteaux gratuits.

Je comprenais Guesser et les autres Grands mages qui luttaient contre l’Obscurité depuis des millénaires. On ne peut pas vivre indéfiniment avec une sensation d’impuissance. On ne peut pas indéfiniment se tapir dans les tranchées : cela détruit une armée plus sûrement que les balles ennemies.

Mais pourquoi devais-je en payer le prix ?

Fallait-il absolument coudre le drapeau de la victoire dans les oripeaux de mon amour ?

Et pourquoi les humains devaient-ils en subir les conséquences ?

Il est facile de mettre le monde sens dessus dessous, mais qui aidera les hommes à ne pas tomber ?

Sommes-nous donc incapables de rien apprendre ?

Je savais ce que Guesser s’apprêtait à accomplir… plus exactement ce que Svetlana allait accomplir sur son ordre. J’en devinais les conséquences et j’imaginais assez facilement quelles failles du Traité serviraient à justifier une intervention dans le Livre du Destin. Je connaissais le moment où tout allait se passer. J’ignorais seulement le lieu de l’action et son objet.

Et c’était le plus grave.

Il y avait de quoi aller solliciter l’aide de Zébulon.

Avant de plonger définitivement dans la Pénombre.

Arrivé au milieu de l’Arbat, j’ai senti, à la limite de ma perception, un vague mouvement de Force. Une intervention magique se produisait à proximité, pas très puissante, mais…

Obscurité !

En dépit de ce que je pouvais penser de Guesser et de mon désaccord avec ses méthodes, je restais une Sentinelle du Contrôle de la Nuit.

Effleurant l’amulette dans ma poche, je suis entré dans la Pénombre.

Il y avait bien longtemps que je ne m’étais pas promené dans la Pénombre du centre de Moscou.

Le ménage n’avait pas été fait depuis des lustres.

Un épais tapis de mousse bleue couvrait tout. Avec ses fils qui remuaient lentement, on aurait dit de l’eau agitée de vagues. Qui formait autour de moi des cercles concentriques : la mousse buvait mes émotions et, en même temps, essayait de s’éloigner de moi. Mais les menues fredaines de la Pénombre ne m’intéressaient pas en ce moment.

Je n’étais pas seul dans cet espace gris, sous le ciel dépourvu de soleil.

Pendant une seconde, j’ai regardé la jeune fille qui me tournait le dos. Tandis qu’un sourire méchant me montait aux lèvres. Un sourire indigne d’un mage blanc. C’était loin d’être une « faible » activité magique.

Une intervention de troisième classe, rien que ça !

Mais c’est très sérieux, ma petite. Si sérieux, que tu dois avoir complètement perdu la boule. Cette amulette est trop puissante pour toi, elle a été fabriquée par quelqu’un d’autre.

Je me suis approché d’elle par-derrière, et elle ne m’a même pas entendu. Les gens glissaient autour de nous en ombres floues et son occupation l’absorbait totalement.

— Anton Gorodetski, Contrôle de la Nuit, ai-je annoncé. Alissa Donnikova, vous êtes en état d’arrestation.

La jeune sorcière s’est retournée en lâchant une exclamation. Elle tenait entre les mains un prisme transparent à travers lequel elle était en train jusqu’ici d’observer les passants. Instinctivement, elle a d’abord essayé de le cacher, puis de s’en servir pour me regarder.

J’ai saisi sa main. Pendant quelques instants nous sommes restés côte à côte tandis que j’augmentais lentement la pression en lui tordant le poignet. Une telle scène entre un homme et une femme pouvait sembler odieuse à première vue. Mais chez les Autres, la force ne dépend pas du sexe ni même des muscles. Nous la puisons dans la Pénombre et parmi les humains qui nous entourent. J’ignore combien Alissa avait pu accumuler de force grâce à ce prisme, peut-être plus que moi.