Mais je l’avais prise en flagrant délit. Et d’autres agents de Contrôle pouvaient se trouver à proximité. Résister à une Sentinelle du Contrôle adverse qui vient officiellement de vous signifier votre arrestation peut vous valoir d’être liquidé sur place.
— Je ne résiste pas, a dit Alissa en desserrant les doigts.
Le prisme est tombé dans la mousse qui a aussitôt bouillonné, enveloppant l’amulette de cristal.
— Un prisme de force ? ai-je demandé de manière purement rhétorique. Alissa Donnikova, vous avez commis une intervention magique de troisième classe.
— De quatrième, a-t-elle hâtivement rectifié.
J’ai haussé les épaules.
— Troisième ou quatrième, peu importe. C’est passible du Tribunal. Alissa, tu t’es fourrée dans de beaux draps.
— Je n’ai rien fait, a-t-elle protesté, tentant vainement de conserver son calme. J’ai une autorisation personnelle de détenir ce prisme. Je ne l’ai pas utilisé.
— Voyons, Alissa, n’importe quel mage de classe supérieure peut relever toute l’information contenue dans cet objet.
D’un geste, j’ai forcé la mousse à s’écarter et le prisme à bondir dans ma main. Il était froid. Très froid.
— Même moi, je peux lire toute son histoire… Alissa Donnikova, Autre, Sombre, sorcière du Contrôle du Jour, quatrième classe, je vous accuse officiellement d’avoir enfreint les règles du Traité. En cas de résistance, je me verrai contraint de vous éliminer. Mettez les mains derrière le dos.
Elle a obéi. Et elle s’est mise à parler, très rapidement, de manière convaincante, concentrant tous ses pouvoirs dans sa voix.
— Anton, attends, je t’en prie, écoute-moi… Oui, j’ai essayé le prisme, mais juste un tout petit peu, comprends-moi, c’est la première fois qu’on m’a confié une amulette d’une telle force ! Anton, je ne suis pas une idiote pour attaquer des gens en plein Moscou, je ne voulais faire de mal à personne. Anton, nous sommes tous deux des Autres ! Nous pourrions nous arranger à l’amiable… S’il te plaît, Anton.
— A l’amiable ? Le terme me paraît totalement déplacé, ai-je répliqué en rangeant le prisme dans ma poche. Suis-moi.
— Anton, une intervention de quatrième classe… de troisième classe ! N’importe quelle intervention de troisième classe accomplie dans l’intérêt de la Lumière ! Pas mon petit jeu stupide avec ce prisme, une vraie intervention !
Je pouvais comprendre la raison de sa panique. Elle risquait la désincarnation. Un agent du Contrôle du Jour qui, par intérêt personnel, capte l’énergie vitale des humains, c’était un scandale d’une telle ampleur… Ils livreraient Alissa au Tribunal sans l’ombre d’une hésitation.
— Tu ne disposes pas d’un pouvoir suffisant pour proposer des compromis d’une telle importance. Tes supérieurs désavoueront ta promesse.
— Zébulon la confirmera !
— Vraiment ?
L’assurance de son ton m’a déconcerté. Sans doute était-elle sa maîtresse ? Mais c’était malgré tout étonnant.
— Alissa, nous avons déjà conclu un accord par le passé…
— Oui, et j’ai moi-même proposé de te pardonner ton intervention…
— Et tu te souviens aussi de ce qu’il en est résulté ? ai-je répliqué avec un sourire.
Elle a baissé les yeux.
— La situation est différente. Cette fois, c’est moi qui ai enfreint la loi. Tu pourras prendre ta revanche. Ne me dis pas que tu refuses la possibilité d’une intervention magique de troisième classe. N’importe quelle intervention magique ! Tu pourras remoraliser une vingtaine de criminels endurcis pour en faire de vrais saints ! Pulvériser sur place une dizaine d’assassins ! Prévenir une catastrophe ! Procéder à une modification temporelle locale ! Anton, cela ne compense-t-il pas largement ma stupide incartade ? Regarde, il n’y a pas la moindre victime ! Je n’ai eu le temps de faire de mal à personne, je venais juste de commencer…
— Tout ce que tu diras pourra être utilisé contre toi.
— Je le sais bien !
Des larmes brillaient dans ses yeux. Qui n’avaient sans doute rien de feint. Sous sa condition de sorcière, elle restait une jeune fille ordinaire. Jolie, effrayée, repentante. Était-ce sa faute si elle avait choisi la voie de l’Obscurité ?
J’ai senti mon bouclier émotionnel se déformer et j’ai secoué la tête :
— Inutile de faire pression sur moi.
— Anton, je te supplie de régler ça à l’amiable.
Me fallait-il une intervention de troisième classe ? Et comment donc ! Plus que je n’aurais su l’exprimer ! Tout mage blanc en rêve. Se sentir pour quelques instants un combattant de la Lumière digne de ce nom et non un troufion pouilleux au fond d’une tranchée qui contemple impuissant le drapeau blanc de la trêve.
— Tu n’as pas le droit de me faire cette proposition, ai-je répété d’une voix ferme.
— Je l’obtiendrai !
Elle a pris son inspiration pour crier :
— Zébulon !
Serrant dans la main mon petit disque de combat, j’attendais.
Sa voix a viré à l’aigu.
— Zébulon, je t’invoque !
J’ai remarqué que les ombres autour de nous bougeaient plus vite : les gens ressentaient une inquiétude inexplicable et accéléraient le pas.
Parviendrait-elle cette fois encore à faire venir le chef des Sombres ? Comme au restaurant Maharadja, quand Zébulon m’avait visé avec son fouet de Shaab ?
Mais il ne m’avait pas tué.
Il m’avait raté. Alors que… Guesser avait finalement reconnu avoir monté toute cette provocation. A ce moment-là Zébulon était donc censé me croire responsable des meurtres dont on m’accusait… Ou bien…
A moins qu’il n’ait déjà nourri à l’époque d’autres plans à mon sujet ?
Ou que Guesser ne soit intervenu discrètement pour détourner ses coups ?
Comment savoir ? Comme d’habitude, je manquais de données pour analyser cette histoire. Je pouvais imaginer trente-trois versions différentes et contradictoires.
Je souhaitais presque que Zébulon ne se manifeste pas. J’aurais tiré Alissa de la Pénombre, j’aurais appelé le chef ou l’un de nos patrouilleurs et je leur aurais remis cette pauvre sotte… pour obtenir une prime à la fin du mois. Comme si je me souciais d’obtenir une prime !
— Zébulon ! Zébulon !
Sa voix était implorante. Elle pleurait. Des larmes lui coulaient des yeux sans qu’elle le remarque. Son rimmel avait déteint.
— Ça ne marche pas, ai-je dit. Suis-moi.
A cet instant, un portail noir s’est ouvert à deux mètres de nous.
Une sensation de froid perçant, jusqu’aux os. De quoi vous faire regretter la canicule qui régnait dans le monde des hommes. La mousse s’est enflammée et a instantanément été réduite en cendres tout au long de la rue. Zébulon ne la brûlait pas à dessein, bien entendu, mais l’ouverture du portail avait fait jaillir tant d’énergie que la mousse venait de crever d’indigestion.
— Zébulon, a murmuré Alissa.
Un peu plus loin, un rayon violet a jailli entre les pavés et s’est projeté dans le ciel. Aveuglé, j’ai fermé les yeux malgré moi et, quand je les ai rouverts, une bulle noire flottait dans la brume grise. Une créature hirsute et écailleuse, de forme vaguement humaine, était en train d’en émerger lentement. Zébulon, pour répondre rapidement à l’appel, avait dû passer par le deuxième ou le troisième niveau de Pénombre.