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J’ai soudain éprouvé un sentiment d’impuissance que je croyais pourtant avoir surmonté depuis longtemps. Les pouvoirs dont Zébulon ou Guesser usaient avec facilité m’étaient non seulement inaccessibles, ils dépassaient mon entendement.

Les mains toujours derrière le dos, Alissa s’est élancée vers l’horrible monstre et s’est serrée contre lui, enfouissant son visage entre les écailles piquantes.

— Zébulon ! Je t’en prie, aide-moi.

Évidemment, si Zébulon nous était apparu sous cette forme démoniaque, ce n’était pas dans le but de m’impressionner. Sous sa forme humaine, il n’aurait probablement pas survécu bien longtemps dans les niveaux profonds de la Pénombre.

Il a fixé sur moi ses yeux obliques. Une longue langue bifide a jailli de sa gueule pour glisser sur la tête d’Alissa, laissant dans ses cheveux des gouttelettes de bave blanche. Sa patte griffue a pris le menton de la sorcière et l’a relevé doucement. Leurs regards se sont rencontrés. L’échange d’informations a été rapide.

— Idiote ! a rugi le démon.

Sa gueule s’est refermée dans un claquement de crocs, tout juste s’il ne s’est pas mordu la langue.

— A-t-on idée d’être aussi bête et aussi avide !

Il avait raison. Je pouvais dire adieu à mon intervention de troisième classe.

La courte queue du démon a cinglé les jambes d’Alissa, déchirant sa robe de soie et la jetant à terre. Les yeux du monstre ont brillé, une lumière bleue a enveloppé la sorcière qui s’est figée.

Alissa n’avait pas d’aide à attendre de sa part.

— Je peux emmener la prévenue ? ai-je demandé.

Le démon se balançait légèrement sur ses pattes torves. Ses griffes rentraient et sortaient spasmodiquement. Puis il s’est avancé d’un pas pour se placer entre moi et la jeune fille immobile.

— Zébulon, je te demande d’approuver cette arrestation. Sinon, je serai forcé de demander des renforts.

Il a commencé à se transformer. Ses proportions ont changé, ses écailles ont disparu, ainsi que sa queue, et son pénis a cessé de ressembler à une massue hérissée de clous. Puis des vêtements ont couvert son corps.

— Attends, Anton.

— Que suis-je censé attendre ?

Le visage du mage noir est demeuré indéchiffrable. Sous son aspect de démon, il semblait éprouver beaucoup plus d’émotions, ou alors il ne jugeait pas utile de les dissimuler.

— Je confirme la promesse faite par Alissa.

— Quoi ?

— Si tu ne donnes pas suite officiellement à cette affaire, le Contrôle du Jour acceptera n’importe quelle intervention magique de ta part, jusqu’à la troisième classe comprise.

Il paraissait absolument sérieux.

J’ai ravalé nerveusement ma salive. Recevoir un tel cadeau du chef du Contrôle du Jour…

— Ne fais jamais confiance à un Sombre.

— N’importe quelle intervention, jusqu’à la deuxième classe comprise.

— Tu veux éviter le scandale ? ai-je demandé, ou tiens-tu à elle pour une raison quelconque ?

Le visage de Zébulon s’est contracté.

— Je tiens à elle. Je l’aime.

— Je ne te crois pas.

— En tant que chef du Contrôle du Jour, je te demande, Sentinelle Anton Gorodetski, de résoudre le conflit à l’amiable. C’est parfaitement possible : ma protégée Alissa Donnikova n’a pas eu le temps de causer de tort aux humains. En compensation de sa tentative (Zébulon a insisté sur le terme) d’intervention de magie noire de troisième classe, le Contrôle du Jour acceptera n’importe quelle intervention de magie blanche de ta part jusqu’à la deuxième classe comprise. Je ne demande pas que cet accord demeure secret. Je n’impose aucune limite à tes actions. Et je souligne que l’agent Alissa subira un sévère châtiment pour sa faute. Que l’Obscurité soit témoin de mes paroles.

Un léger frémissement… Un grondement souterrain et le rugissement d’un ouragan qui approche. Une minuscule sphère noire tourbillonnante est apparue dans la paume de Zébulon.

— La balle est dans ton camp, a-t-il déclaré.

Je me suis passé la langue sur les lèvres et j’ai regardé Alissa, toujours immobilisée par un sort. C’était tout de même une belle petite garce, et nous avions un compte personnel à régler.

Ce qui expliquait peut-être ma réticence à accepter ce compromis, plus que la crainte du danger qu’il pouvait représenter. Alissa avait essayé de faire usage du prisme pour absorber une partie de l’énergie vitale des passants. C’était de la magie de troisième ou de quatrième classe. Alors qu’on m’accordait une intervention de deuxième classe. C’était énorme. Une intervention à très grande échelle ! Aucun crime dans la ville pendant vingt-quatre heures d’affilée. Ou une grande invention totalement bénéfique. Que de fois dans l’histoire du Contrôle de la Nuit, il nous avait manqué une autorisation d’intervention de troisième ou de quatrième classe et nous avions été forcés d’agir à l’aveuglette et d’attendre avec effroi la réplique de l’adversaire.

Et voilà que Zébulon m’offrait une intervention de deuxième classe, pour ainsi dire gratuitement.

— Que la Lumière soit témoin de tes paroles, ai-je dit, et je lui ai tendu la main.

Je n’avais encore jamais fait appel au témoignage des forces primordiales, je savais seulement que cela n’exige aucune incantation particulière. Rien ne garantissait d’ailleurs que la Lumière daigne se mêler de nos tractations.

Un pétale de feu blanc a jailli dans ma paume.

Quand nous nous sommes serré la main pour sceller notre accord, Obscurité et Lumière se sont touchées. J’ai senti une douleur, comme une aiguille émoussée qui transperçait ma chair.

— Accord conclu, a dit le mage noir en grimaçant.

Lui aussi avait senti la piqûre.

— Tu espères en tirer avantage ? ai-je demandé.

— Bien sûr, a-t-il reconnu. J’espère toujours tirer avantage de tout. Et généralement j’y parviens.

Mais au moins, il ne manifestait pas de joie particulière. Quels que fussent ses calculs quant au profit éventuel qui découlerait de notre compromis, il n’était pas certain de son coup.

— Je sais ce que le messager a apporté à Moscou et pour quelle raison, ai-je déclaré.

Il a légèrement souri.

— Tu m’en vois ravi. La situation m’inquiète et ça me rassure de savoir que mon inquiétude est désormais partagée.

— Zébulon, dis-moi, le Contrôle de la Nuit et le Contrôle du Jour ont-il jamais collaboré pour de vrai ? Je veux dire pour autre chose que l’arrestation de mages rebelles ou mentalement dérangés ?

— Non. Toute collaboration serait dommageable à l’un des camps.

— J’en tiendrai compte.

— Excellente idée.

Nous avons poussé la politesse jusqu’à nous saluer mutuellement, presque comme deux vieux amis.

Zébulon a soulevé telle une plume le corps inanimé d’Alice et l’a jeté par-dessus son épaule. Je pensais qu’il allait sortir de la Pénombre, mais au lieu de cela, le chef des Sombres est entré dans son portail avec un dernier sourire condescendant à mon adresse. Le portail est demeuré visible un bref instant, puis il a commencé à s’effacer.

C’est là que j’ai senti à quel point j’étais fatigué. La Pénombre aime qu’on entre en elle et encore plus qu’on s’y agite. C’est une catin insatiable et peu regardante.

J’ai choisi un endroit où il y avait moins de monde pour sortir.

Les passants ont machinalement détourné les yeux. Que de fois par jour vous nous rencontrez, humains… Vous croisez des Clairs et des Sombres, des mages et des lycanthropes, des sorcières et des guérisseuses. Vous nous regardez, mais vous n’avez pas le droit de nous voir.