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Mieux vaut qu’il en soit toujours ainsi.

Nous pouvons vivre des centaines et même des milliers d’années. Il est très difficile de nous tuer. Et les problèmes qui vous préoccupent ne sont pour nous rien de plus que le chagrin d’un élève de cours préparatoire qui a mal tracé ses bâtons dans son cahier d’écriture.

Mais tout a son revers. En ce moment, je changerais bien de place avec vous. Prenez donc la capacité de voir la Pénombre et d’y entrer. Prenez donc la protection du Contrôle et le pouvoir de manipuler les consciences.

Et donnez-moi en échange la tranquillité dont je suis à jamais privé !

Quelqu’un m’a bousculé. Un costaud au crâne rasé, avec un téléphone mobile à la ceinture et une grosse chaîne en or autour du cou, m’a jeté un regard méprisant en grognant entre ses dents avant de s’éloigner d’une démarche qui se voulait conquérante. Sa copine pendue à son bras a imité maladroitement l’expression de dédain que les petits malfrats réservent aux « pauvres caves ».

Je n’ai pu m’empêcher d’éclater de rire.

Je devais avoir l’air particulièrement bête, planté en plein milieu de la rue, les yeux apparemment fixés sur un stand d’hideuses statuettes de bronze, de matriochkas aux visages de dirigeants et de fausse vaisselle de Khokhlama en bois peint.

J’étais désormais en droit de secouer sérieusement tous les passants du quartier. De procéder par exemple à une remoralisation globale, suite à quoi le malfrat au crâne rasé irait s’engager comme garde-malade dans un hôpital psychiatrique et sa copine se précipiterait à la gare pour aller rendre visite à sa vieille maman, qui vivait seule et abandonnée au fin fond d’une province.

Je ressentais une furieuse envie de faire le bien. Mais je devais me retenir et garder la tête froide.

J’étais un Autre ordinaire. Je ne posséderais jamais la force d’un Guesser ou d’un Zébulon. D’où, sans doute, ma façon d’envisager les choses. Ce cadeau inattendu, je n’avais pas le droit de l’utiliser comme j’en avais le désir. Ça reviendrait à participer au jeu organisé derrière mon dos, dans les hautes sphères.

Ma seule chance était de sortir du jeu.

Et d’en faire sortir Svetlana.

De faire rater l’opération que mes chefs préparaient depuis longtemps. Quitter le Contrôle de la Nuit. Devenir un mage blanc ordinaire n’utilisant qu’une minuscule partie de ses capacités. Et ce dans le meilleur des cas. Au pire, je risquais la Pénombre éternelle.

Aujourd’hui. A minuit.

Où ? Et quand ? De quel destin Svetlana allait-elle ouvrir le livre ?

Olga m’avait dit qu’on préparait cette opération depuis douze ans. Pendant douze ans, ils avaient cherché une Grande magicienne capable d’utiliser ce fameux morceau de craie.

Stop !

J’aurais crié à voix haute, tant je me sentais stupide. Mais mon visage devait être assez parlant.

Les mages supérieurs calculent toujours tout à long terme. Le hasard n’a pas sa place dans leurs jeux. Ils manipulent des reines et des pions. Mais aucune pièce n’est jamais superflue !

Egor.

Il avait failli être la victime d’une chasse non autorisée et les circonstances où il était entré dans la Pénombre avaient fini par l’orienter vers l’Obscurité. Cependant, son destin n’était pas encore totalement déterminé. Son aura restait multicolore, comme celle d’un nouveau-né. Un cas unique. Vraiment surprenant.

J’avais cessé de penser à cette particularité en découvrant que son potentiel avait été artificiellement amplifié par le chef pour détourner l’attention des Sombres et pour qu’Egor puisse résister un peu aux vampires…

Je considérais Egor comme un échec personnel ; il restait encore à mes yeux un brave garçon, mais je savais qu’il deviendrait un jour mon adversaire dans la lutte éternelle entre le Bien et le Mal. J’avais presque oublié que son destin n’était pas encore tracé.

Un avenir aux multiples possibilités, une destinée qui ne se lisait pas à livre ouvert. Le Livre du Destin…

Voilà qui se tiendrait devant Svetlana lorsqu’elle prendrait cette fameuse craie. Egor accepterait bien volontiers, après avoir entendu les éclaircissements de Guesser. Le chef du Contrôle de la Nuit savait expliquer les choses, il lui dirait qu’il voulait rectifier ses erreurs. Et ce serait vrai. Il lui parlerait du grand avenir auquel lui, Egor, était promis. Et ce serait également vrai ! Le Contrôle du Jour pourrait protester autant qu’il voudrait, l’inquisition tiendrait compte du fait que le jeune garçon avait souffert de l’action des Sombres.

Quant à Svetlana, on lui dirait certainement que j’étais hanté par mon échec avec Egor. Que si ce dernier avait penché vers l’Obscurité, c’était en grande partie parce que le Contrôle de la Nuit était occupé à la sauver, elle.

Elle n’hésiterait pas.

Elle écouterait attentivement toutes les instructions.

Prendrait le petit morceau de craie et tracerait le destin d’Egor.

Qu’avaient-ils l’intention de faire de lui ?

Un leader, le chef d’un nouveau parti et d’une nouvelle révolution ?

Le prophète d’une religion qui restait à inventer ?

Un penseur, théoricien d’une nouvelle doctrine sociale ?

Un musicien, un poète, un écrivain dont l’œuvre transformerait la conscience de millions de gens ?

Sur combien d’années et de décennies les forces de la Lumière avaient-elles planifié leur action ?

Ce qui est donné à un Autre par la nature ne saurait être modifié. Egor serait un mage très faible. Un mage blanc malgré tout, grâce à l’intervention du Contrôle de la Nuit.

Mais pour changer l’histoire de l’humanité, il n’est pas nécessaire d’être un Autre. C’est même un handicap. Il suffit de bénéficier du soutien du Contrôle pour mener les foules vers le bonheur que nous leur avons inventé.

Et Egor conduira les foules. J’ignore comment et j’ignore dans quelle direction, mais il les conduira.

Sauf que les Sombres ne manqueront pas de réagir.

Pour un président, il se trouvera un tueur à gages. Pour un prophète des milliers de disciples qui pervertiront sa nouvelle religion et transformeront sa lumière en bûchers destinés aux hérétiques. Un livre peut être brûlé, une symphonie se transformer en tube à la mode qu’on jouera dans les bars. Une philosophie peut servir à justifier la pire des ignominies.

Décidément, nous n’apprendrons jamais rien.

Sans doute ne voulons-nous pas apprendre.

Mais au moins il me reste un peu de temps. Et le droit de jouer un coup. Un seul.

Si je savais lequel.

Persuader Svetlana de ne pas suivre les ordres de Guesser, de ne pas pratiquer la haute magie, de ne pas changer le destin ?

Mais au nom de quoi ? Au fond, ils ont raison. Ils corrigent leurs erreurs, créent un avenir radieux pour un petit homme en particulier et pour l’humanité en général. Ils me délivrent de ma culpabilité et Svetlana du sentiment que sa réussite s’est faite sur le dos d’Egor. Svetlana devient une Grande magicienne.

Que valent mes doutes face à de tels arguments ?

Et quelle est, dans ces doutes, la part d’une inquiétude sincère et celle de mon petit intérêt personnel ? Où est la Lumière et où est l’Obscurité ?

— Hé, mon gars…

Le marchand face au stand duquel j’étais resté planté me regardait. Sans agressivité excessive, mais d’un air légèrement agacé.

— Tu veux m’acheter quelque chose ?

— J’ai l’air d’un imbécile ?