— Et comment ! Achète, ou dégage.
Il avait raison de son point de vue. Mais je n’étais pas d’humeur à me laisser faire sans réagir.
— Tu ne comprends pas ton bonheur. Je joue à l’acheteur pour t’attirer des clients.
Le marchand était un type assez pittoresque. Massif, rougeaud, avec des bras énormes où la graisse le disputait aux muscles. Il m’a dévisagé attentivement et, ne découvrant aucune menace, a ouvert la bouche pour m’envoyer promener.
Puis soudain, il a souri.
— Bon, vas-y, joue à l’acheteur. Mais de manière un peu plus convaincante. Tu peux même faire semblant de m’acheter quelque chose. Et me payer, toujours histoire de faire semblant.
C’était étrange et inattendu.
J’ai souri à mon tour.
— Si tu veux, je peux t’acheter quelque chose pour de bon.
— Mais non, qu’est-ce que tu en ferais ? C’est de la camelote pour les touristes…
Il a cessé de sourire, mais son visage est resté détendu.
— Satanée chaleur… Ça me met d’une humeur de chien. Si seulement il pouvait pleuvoir.
J’ai levé la tête, et il m’a semblé percevoir un changement dans la voûte bleue du four céleste.
— Je pense qu’il va bientôt pleuvoir, ai-je déclaré.
— Le ciel t’entende.
Nous avons échangé un signe de tête et je me suis éloigné.
Je ne savais pas ce que j’allais faire, mais je savais désormais où je devais me rendre. Et c’était déjà beaucoup.
Nos forces sont en grande partie des forces d’emprunt.
Les Sombres les puisent dans les souffrances d’autrui. C’est beaucoup plus simple pour eux. Ils n’ont même pas besoin de causer du mal aux humains. Il leur suffit d’attendre. D’observer attentivement et de boire la souffrance omniprésente comme on sirote un cocktail.
Nous aussi, nous pouvons nous renforcer de la même manière quand les gens se sentent bien, quand ils sont heureux.
Mais il y a un détail qui rend ce procédé accessible aux Sombres et qui nous l’interdit presque. Le bonheur et le malheur ne sont pas deux pôles sur l’échelle des émotions humaines. Sinon, il n’existerait pas de douce tristesse ni de joie mauvaise. Ce sont deux processus parallèles, deux courants de force égaux que les Autres ont le pouvoir de sentir et d’utiliser.
Quand un mage noir absorbe la souffrance d’autrui, elle ne fait qu’augmenter.
Quand un mage blanc absorbe la joie d’autrui, elle diminue.
Nous pouvons absorber cette force à n’importe quel moment. Mais nous nous permettons très rarement de le faire.
Aujourd’hui, j’ai décidé que je pouvais.
J’ai pris un peu de force à un couple enlacé près du métro. Ils étaient très heureux en ce moment. Mais ils étaient sur le point de se séparer pour une longue période, et la tristesse toucherait inévitablement ces deux amoureux. Alors, je me suis emparé de leur joie, colorée et festive comme un bouquet de roses rouges, tendres et imbues d’elles-mêmes…
J’ai effleuré un enfant qui passait en courant : la chaleur ambiante ne le gênait pas, il courait s’acheter une glace. Sa joie lui reviendrait très vite. La force qui en émanait était simple et pure comme un bouquet de pâquerettes que ma main a cueillies sans trembler.
J’ai aperçu une vieille dame à sa fenêtre. L’ombre de la mort se tenait près d’elle et elle la sentait probablement. Malgré cela, elle souriait. Aujourd’hui, son petit-fils était venu lui rendre visite. Sans doute pour vérifier si mémé était encore vivante et si son bel appartement au centre de Moscou ne s’était pas encore libéré… Ça aussi, elle le sentait, ce qui ne l’empêchait pas d’être heureuse. J’avais honte, terriblement honte, mais je lui ai pris aussi un peu de force. Un bouquet fané de feuilles d’automne, jaune orangé…
Je marchais, comme dans l’un de mes cauchemars nocturnes où je me voyais distribuer le bien autour de moi, sans oublier personne… Sauf que sur mon chemin les sourires s’effaçaient, les fronts se plissaient légèrement, les gens se mordillaient les lèvres.
Bref, mon passage était bien visible.
Si je croisais une patrouille du Contrôle du Jour, elle ne songerait pas à m’arrêter.
Mais mes collègues non plus, s’ils me voyaient, ne diraient rien.
Je faisais ce que je jugeais utile de faire. Ce que je me sentais en droit de faire. Emprunter ma force. La voler. L’usage que je ferais de cette force déciderait de mon destin.
Soit je payerais largement ma dette.
Soit la Pénombre s’ouvrirait devant moi.
Un mage blanc, quand il puise sa force chez les humains, joue son va-tout. Les critères habituels des Contrôles ne s’appliquent pas ici. Le Bien que j’allais apporter ne devait pas seulement surpasser le Mal que j’étais en train de causer. Il ne devait pas me rester l’ombre d’un doute à ce sujet.
Des amoureux, des enfants, des vieillards… Un groupe de copains qui buvaient de la bière dans un square… je craignais que leur joie ne soit surfaite, mais elle était bien réelle et j’ai pris leur force.
Pardonnez-moi.
Je pouvais m’excuser platement devant chacun. Je pouvais payer ce que j’avais volé. Mais le jeu était faussé.
En réalité, je me battais pour mon amour. En tout premier lieu. Et ensuite seulement pour tous les humains qu’on s’apprêtait à doter d’un magnifique bonheur flambant neuf.
Mais peut-être avais-je raison malgré tout ?
Quand on se bat pour son amour, on se bat peut-être chaque fois pour le monde entier ?
Pour le monde entier, pas contre le monde entier.
La Force !
Je la collectais miette par miette, parfois précautionneusement, parfois brutalement, pour que ma main ne tremble pas, pour ne pas détourner honteusement les yeux en prenant aux gens ce qui était peut-être leur seule joie.
Pour ce jeune homme, les moments de bonheur étaient peut-être si rares…
Je l’ignorais.
Encore un peu de force.
En perdant son sourire, cette jeune femme perdrait peut-être l’amour de quelqu’un ?
De la force.
Cet homme bien-portant au sourire ironique mourrait peut-être demain ?
De la force !
Les amulettes dans mes poches ne me seraient d’aucun secours. Il n’y aurait pas de bataille. Le « mieux de ma forme » dont avait parlé le chef ne m’aiderait pas non plus. C’était malgré tout insuffisant. Et le droit à une intervention de deuxième classe généreusement offert par Zébulon était un piège. Je n’en doutais plus. Il s’était servi de sa petite amie à son insu, avait tissé les fils des probabilités pour que nous nous rencontrions et m’avait remis un cadeau empoisonné. Je ne pouvais pas voir assez loin dans l’avenir pour que mon bien ne se transforme jamais en mal.
Mais si tu ne disposes d’aucune d’arme, accepte-la des mains de ton ennemi.
La Force…
Si j’avais encore conservé avec Guesser le fil subtil qui relie le jeune mage à son mentor, il aurait perçu depuis longtemps ce qui se passait. Il m’aurait senti déborder d’énergie, prise au hasard, sans savoir moi-même dans quel but.
Qu’aurait-il fait ?
Il est inutile d’arrêter un mage qui a choisi cette voie.
Je me dirigeais à pied vers le Parc des expositions. Rien n’est jamais dû au hasard quand le hasard est manipulé par des Grands mages. Le « clapier sur pattes », cette tour passablement hideuse où Zébulon avait perdu sa bataille pour Svetlana, où Guesser avait recruté un nouvel Inquisiteur parmi les Clairs tout en donnant une leçon de maîtrise à sa nouvelle recrue.
Le centre de force de cette partie d’échecs.
Pour la troisième fois.
Je n’avais ni faim ni soif, mais je me suis arrêté pour boire un café. Il était sans goût et semblait totalement dépourvu de caféine. Les gens désormais s’écartaient de mon chemin. Je ne marchais pourtant pas dans la Pénombre. Mais la tension magique augmentait autour de moi.