Impossible de dissimuler mon approche.
Mais je n’avais pas l’intention de me cacher.
Une jeune femme enceinte marchait lentement, précautionneusement. J’ai frémi lorsque j’ai constaté qu’elle souriait. Et j’ai failli faire un crochet quand j’ai compris que son futur enfant souriait aussi dans son petit monde protégé…
Leur force était pareille à une pivoine blanche, avec une grosse fleur et un bouton non encore épanoui.
Je devais cueillir tout ce qui se présenterait sur ma route.
Sans hésitation, sans pitié.
Quelque chose se préparait dans le monde environnant.
La canicule semblait avoir encore augmenté. En une espèce de soubresaut désespéré.
Ce n’était pas en vain sans doute que Sombres et Clairs avaient essayé de faire retomber la chaleur au cours de ces derniers jours. Je me suis arrêté pour observer le ciel à travers la Pénombre.
De fins anneaux tourbillonnants.
Des étincelles à l’horizon.
De la brume au sud-est.
Une auréole sur la pointe de la tour d’Ostankino.
Ce serait une nuit bien étrange…
J’ai pris la petite joie toute simple d’une fillette, dont le père, pour une fois, n’était pas rentré ivre.
Comme un rameau d’églantier, piquant et fragile…
Pardonnez-moi.
Quand je suis arrivé devant le clapier sur pattes, il était presque onze heures du soir.
J’ai effleuré en dernier un ouvrier, appuyé contre le mur du porche où j’avais tué un Sombre, pour la première fois. Il était complètement ivre. Et heureux.
J’ai pris sa joie. Du laid plantain de caniveau, poussiéreux et souillé de crachats…
Cette force aussi me serait utile.
En traversant, j’ai constaté que je n’étais pas seul. J’ai invoqué mon ombre.
Il y avait un cordon autour du bâtiment.
Le plus étrange cordon qu’il m’ait jamais été donné de voir. Sombres et Clairs mêlés. J’ai remarqué Semion que j’ai salué, pour recueillir en réponse un regard calme teinté d’un léger reproche. Tigron… Ours… Ilya… Ignat…
Quand les avait-on tous fait venir ? Pendant que je me promenais à travers la ville, collectant ma force ? Les congés avaient pris fin…
Et les Sombres. Même Alissa était là. Elle faisait peur à voir, son visage ressemblait à un masque en papier qu’on aurait froissé avant de le remettre en forme. Apparemment, Zébulon n’avait pas menti en parlant d’un châtiment. Alisher se tenait à côté d’elle et, croisant son regard, j’ai compris que ces deux-là se livreraient un jour un combat à mort. Peut-être pas aujourd’hui. Mais c’était inévitable.
J’ai traversé le cordon.
— La zone est fermée, a dit Alisher.
— La zone est fermée, a répété Alissa.
— J’en ai le droit.
J’avais assez de force en moi pour passer sans permission. Seuls des Grands mages auraient pu m’arrêter et ils n’étaient pas là.
Mais personne n’a essayé de m’arrêter. Quelqu’un, Guesser ou Zébulon ou les deux, avait seulement demandé de m’avertir.
— Bonne chance, a-t-on murmuré derrière moi. Me retournant, j’ai croisé le regard de Tigron.
Le hall était désert, l’immeuble absolument silencieux, comme c’était déjà le cas l’hiver dernier.
Je marchais à travers la brume grise. Le sol frémissait sous mes pieds : dans la Pénombre, même le terrain réagissait à la magie, même les silhouettes confuses des bâtiments environnants.
La trappe du toit était ouverte. Personne n’avait l’intention de mettre le moindre obstacle sur ma route. J’ignorais si je devais m’en réjouir ou non, et c’était là le plus triste.
Je suis sorti de la Pénombre avant de monter l’échelle.
J’ai d’abord aperçu Maxime.
Il n’était plus du tout le même, notre Sauvage, notre mage blanc autodidacte qui avait passé plusieurs années à trucider des adeptes de l’Obscurité. Peut-être lui avait-on fait quelque chose ou peut-être avait-il changé de lui-même. Certaines personnes deviennent des bourreaux parfaits.
Maxime était devenu un bourreau. Un Inquisiteur. Il était désormais parmi ceux qui se tiennent au-dessus de la Lumière et de l’obscurité, qui servent tout le monde et personne. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine et sa tête légèrement inclinée. Il y avait quelque chose en lui de Zébulon, tel que je l’avais vu la première fois. Et quelque chose de Guesser. A mon apparition, Maxime a relevé légèrement la tête. Son regard transparent a glissé sur moi. Et de nouveau il a baissé les yeux.
J’étais donc autorisé à rester.
Zébulon se tenait légèrement à l’écart. Il portait un fin imperméable et n’a pas prêté attention à mon arrivée. Il savait que j’allais venir.
Guesser, Svetlana et Egor ont réagi beaucoup plus énergiquement.
— Tu es quand même venu ? a demandé le chef.
J’ai regardé Svetlana. Les cheveux défaits, vêtue d’une longue robe blanche. Dans sa main un étui luisait légèrement. Un petit étui de maroquin blanc, pareil à celui d’une broche ou d’un médaillon.
— Anton, tu es au courant ? a crié Egor.
Si quelqu’un parmi les personnes présentes était heureux, c’était lui. Pleinement heureux.
— Je suis au courant, ai-je dit. Je me suis approché de lui et je lui ai ébouriffé les cheveux.
Sa force était pareille à une fleur de pissenlit jaune.
J’avais vraiment récolté le maximum.
— La touche finale ? a demandé Guesser. Anton, qu’as-tu l’intention de faire ?
Je n’ai pas répondu. Quelque chose me troublait. Quelque chose n’allait pas.
Ah oui… Olga n’était pas là.
Parce que l’instruction de Svetlana était terminée et que celle-ci savait déjà ce qu’elle devait faire ?
— Un morceau de craie, ai-je dit, bien aiguisé des deux côtés, pour écrire sur n’importe quelle surface, par exemple dans le Livre du Destin. Pour biffer ce qui y est déjà inscrit et ajouter de nouveaux paragraphes.
— Anton, a dit calmement le chef, pour l’instant, tu ne nous apprends rien.
— Vous avez l’autorisation ? ai-je demandé.
Guesser a regardé Maxime qui aussitôt a relevé la tête pour répondre :
— L’autorisation a été accordée.
— Le Contrôle de la Nuit a émis une protestation, a précisé Zébulon d’une voix morne.
— Qui a été rejetée, a répliqué Maxime d’un ton neutre, avant de baisser à nouveau la tête.
— Une Grande magicienne peut prendre la craie, ai-je dit. Chaque ligne qu’elle inscrira dans le Livre prendra une partie de son âme. Et la lui rendra… transformée. On ne peut modifier le Destin de quelqu’un qu’en sacrifiant sa propre âme.
— Je sais, a dit Svetlana.
Elle a souri.
— Anton, pardonne-moi. Je crois que c’est juste. C’est pour le bien de tous.
Un éclair d’inquiétude est passé dans le regard d’Egor. Lui aussi a senti que quelque chose n’allait pas.
— Anton, tu fais partie du Contrôle, a dit Guesser. Si tu as des objections, tu peux parler.
Des objections ? À quoi donc ? Au fait qu’Egor allait devenir un mage blanc au lieu d’un mage noir ? Au fait qu’il essayerait de faire le bien de l’humanité, même s’il devait échouer ? Au fait que Svetlana allait devenir une Grande magicienne au plein sens du terme ?
En sacrifiant ce qui restait d’humain en elle…