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— Je n’ai rien à dire.

Il m’a semblé entrevoir de l’étonnement dans le regard de Guesser. Mais il est difficile de savoir ce que pense vraiment un Grand mage.

— Commençons, a-t-il déclaré. Svetlana, tu sais ce que tu dois faire.

— Je sais.

Elle me regardait.

Je me suis écarté de quelques pas et Guesser aussi.

Ils sont restés face à face, Svetlana et Egor. Aussi tendus et déconcertés l’un que l’autre.

Du coin de l’œil, j’ai observé Zébulon. Il attendait.

Svetlana a ouvert l’étui avec un claquement qui a retenti comme une déflagration. Lentement, comme à contrecœur, elle a sorti la craie. Elle était vraiment minuscule. Se pouvait-il qu’elle se soit usée à ce point au cours des millénaires où la Lumière avait essayé de modifier les destinées du monde ?

Guesser a soupiré.

Svetlana s’est accroupie pour tracer un cercle autour d’elle-même et du jeune garçon.

Je n’avais rien à dire. Je ne pouvais rien faire.

J’avais rassemblé tant de force qu’elle débordait de moi.

J’avais le droit de faire le bien.

Il ne me manquait qu’une chose : savoir où était le bien.

Un souffle de vent. Timide. Qui s’est tu aussitôt.

J’ai levé la tête et j’ai frémi. Quelque chose se passait. Ici, dans le monde humain. Des nuages couvraient désormais le ciel. Je n’avais même pas remarqué leur apparition.

Son cercle tracé, Svetlana s’est relevée.

J’ai essayé de la regarder à travers la Pénombre pour me détourner aussitôt. Elle semblait tenir entre ses doigts un charbon incandescent. Sentait-elle la douleur ?

— Une tempête se prépare, a annoncé Zébulon. Une véritable tempête. Comme on n’en a pas vu depuis longtemps.

Il a ri.

Personne n’a prêté attention à ses paroles. À part le vent qui s’est mis à souffler de manière plus régulière, en s’amplifiant progressivement. J’ai jeté un coup d’œil en bas de l’immeuble. Tout était calme pour le moment. Svetlana traçait des lignes dans l’air avec la craie, comme pour souligner des contours rectangulaires, visibles d’elle seule.

Egor a gémi doucement. Sa tête s’est renversée en arrière. J’ai fait un pas en avant et je me suis arrêté. Je ne pouvais franchir la barrière. C’était d’ailleurs inutile.

Quand tu ignores comment tu dois agir, tu ne dois croire en rien. Ni à ce que te souffle ton cœur ni à ce que te dicte ton esprit ni à ce que tes mains veulent faire.

— Anton…

J’ai regardé Guesser. Le chef semblait préoccupé.

— C’est plus qu’une tempête. C’est un ouragan. Il y aura des victimes.

— Les Sombres ? ai-je demandé.

— Non. Les éléments.

— Vous avez légèrement forcé la dose dans la concentration des forces ? ai-je demandé.

Le chef n’a pas réagi à mon ironie.

— Anton, quelle classe de magie as-tu le droit d’utiliser ?

Il était bien sûr au courant de notre accord avec Zébulon.

— Deuxième classe.

— Tu peux stopper l’ouragan, a constaté Guesser. Le transformer en simple pluie. Tu as rassemblé assez de force.

Le vent a soufflé de nouveau, et cette fois, il n’avait pas l’intention de s’arrêter. En rafales violentes, comme s’il cherchait à nous faire tomber du toit. La pluie s’est mise à tomber.

— Je crois que c’est ta dernière chance, a ajouté le chef. Mais c’est à toi de décider.

Un bouclier de force a surgi autour de lui avec un tintement. On aurait dit un sachet en plastique froissé. Je n’avais encore jamais vu un mage utiliser de telles mesures de défense contre les intempéries.

Svetlana, sa robe battant autour d’elle, continuait de dessiner le Livre. Egor ne bougeait plus. Il semblait crucifié à une croix invisible. Peut-être ne percevait-il plus rien. Qu’arrive-t-il à quelqu’un qui perd son ancienne destinée sans en avoir encore acquis une nouvelle ?

— Guesser, ai-je dit, tu t’apprêtes à déclencher un cyclone tel que cet ouragan n’est rien en comparaison.

Le vent a couvert mes paroles.

— C’est inévitable, a répliqué Guesser. (Il parlait à voix basse, mais chacun de ses mots était parfaitement audible.) C’est déjà en train de s’accomplir.

Le Livre du Destin était désormais visible même dans le monde des hommes. Bien sûr, Svetlana ne le dessinait pas au sens propre, elle le tirait des couches les plus profondes de la Pénombre. Elle en créait une copie dont les moindres changements se refléteraient sur l’original. Le Livre du Destin ressemblait à un moulage, une maquette constituée de fils de feu, suspendue dans les airs. Les gouttes de pluie s’enflammaient en l’effleurant.

Svetlana était sur le point de modifier le destin d’Egor.

Et dans quelques décennies, Egor modifierait le destin du monde.

Comme toujours vers le bien.

Comme toujours sans succès.

J’ai chancelé. Soudain, le vent venait de se transformer en ouragan. Quelque chose d’inimaginable se passait autour de nous. Je voyais les voitures s’arrêter pour se garer au bord du trottoir, le plus loin possible des arbres. Un gigantesque panneau publicitaire est tombé au carrefour, sans le moindre bruit, le rugissement du vent couvrait le vacarme. Des silhouettes couraient vers les immeubles pour se mettre à l’abri.

Svetlana s’est arrêtée. Un point incandescent brillait dans sa main.

— Anton…

C’est à peine si j’entendais sa voix.

— Anton, que dois-je faire, dis-moi ! Anton, dois-je le faire ?

Le cercle de craie la protégeait, mais pas totalement, le vent arrachait presque sa robe.

On aurait dit que tout avait disparu. Je la contemplais, je contemplais la craie incandescente entre ses doigts. Svetlana attendait, mais je n’avais rien à lui dire. J’ignorais la réponse.

J’ai levé vers le ciel déchaîné mes mains où palpitaient les fleurs fantomatiques de ma force.

— Tu t’en sortiras ? a demandé Zébulon d’un ton compatissant. L’ouragan a déjà commencé.

Guesser a soupiré.

J’ai tourné les paumes vers le ciel où les étoiles avaient disparu. On ne voyait plus qu’un maelström de nuages, d’eau et d’éclairs.

C’était l’un des sorts les plus simples. L’un des premiers qu’on nous enseigne.

La remoralisation.

— Non, a crié Guesser. Ne fais pas ça !

D’un seul mouvement, il s’est déplacé pour se mettre devant Svetlana et Egor. Comme si ça pouvait m’empêcher de lancer un sort. Désormais rien ne pouvait plus l’empêcher.

Un rayon de lumière invisible aux humains jaillissait de mes paumes. Toutes les bribes de force que j’avais ramassées impitoyablement parmi eux s’y fondaient. L’azur des bleuets, le feu des roses, le jaune des asters, le blanc du muguet, le noir des orchidées.

Zébulon riait doucement derrière mon dos.

Svetlana attendait, serrant la craie dans sa main devant le Livre du Destin grand ouvert.

Egor, bras écartés, était figé devant elle.

Les pièces d’un jeu d’échecs. Et c’était à moi de jouer. Jamais encore tant de force n’avait été concentrée entre mes mains, prête à jaillir vers n’importe qui.

J’ai souri à Svetlana et, très lentement, j’ai tourné mes paumes où palpitait un arc-en-ciel lumineux vers mon propre visage.

— Non !

Cette fois, c’est Zébulon qui a crié, et son cri a couvert l’ouragan. Un éclair a traversé le ciel. Le chef des Sombres a bondi vers moi, mais Guesser a fait un pas à sa rencontre, et le mage noir s’est arrêté. Je ne l’ai pas vu, mais je l’ai deviné. Une lumière multicolore inondait mon visage. J’avais le vertige. Je ne sentais plus le vent.