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Ne restait que cet arc-en-ciel infini dans lequel je me noyais.

Le vent se déchaînait sans me toucher. J’ai regardé Svetlana et j’ai entendu se briser le mur invisible qui nous avait toujours séparés. Les cheveux de Svetlana sont retombés en vague souple autour de son visage.

— Tu as tout utilisé sur toi-même ?

— Oui.

— Tout ce que tu as récolté ?

Elle refusait d’y croire. Elle connaissait le prix des forces d’emprunt.

— Jusqu’à la dernière goutte ! ai-je répondu.

Je me sentais léger, étonnamment léger.

Elle a tendu le bras.

— Pourquoi ? Pourquoi, Anton ? Tu aurais pu stopper cet ouragan. Tu aurais pu rendre des milliers de gens heureux. Comment as-tu pu tout dépenser pour toi-même ?

— Pour ne pas me tromper.

J’étais gêné qu’elle, future Grande magicienne, ne comprenne pas une chose aussi évidente.

Svetlana est restée silencieuse une seconde. Puis elle a regardé la craie de feu qu’elle tenait à la main.

— Que dois-je faire, Anton ?

— Tu as déjà ouvert le Livre.

— Anton ! Qui a raison ? Guesser ou toi ?

J’ai secoué la tête.

— C’est à toi d’en décider.

Elle a froncé les sourcils.

— Et… c’est tout, Anton ? C’est pour cela que tu as pris tant de Lumière ? C’est pour cela que tu as dépensé ton droit à une intervention de deuxième classe ?

J’ignorais combien de conviction il pouvait y avoir dans ma voix. Même maintenant, j’en manquais encore.

— Tu dois comprendre que, parfois, l’important n’est pas d’agir. Parfois, l’important, c’est de ne rien faire. Il y a des choses dont tu dois décider seule. Sans te conformer aux conseils de personne. Ni aux miens, ni à ceux de Guesser, ni à ceux de Zébulon. Tu ne dois écouter ni la Lumière ni l’Obscurité. C’est toi-même qui dois prendre cette décision.

Elle a secoué la tête.

— Non…

— Si. Tu dois décider seule. Et personne ne te déchargera de cette responsabilité. Et quoi que tu fasses, tu en éprouveras des regrets.

— Je t’aime, Anton.

— Je sais. Je t’aime aussi. Et c’est pourquoi je ne dirai rien.

— C’est ta façon de me montrer ton amour ?

— C’est la seule et unique façon.

— J’ai besoin d’un conseil ! a-t-elle crié. Anton, j’ai besoin de ton conseil !

— Chacun forge son propre destin, ai-je dit.

Et c’était déjà un peu plus que je ne pouvais lui dire.

— Décide toi-même.

La craie a brillé comme une fine aiguille de feu lorsqu’elle s’est tournée vers le livre. Un geste, et j’ai entendu craquer les pages sous cette gomme étincelante.

Lumière et Ombre ne sont que des taches sur les pages du destin.

Un mouvement de la main,

Puis un autre.

La course rapide d’une ligne de feu…

Svetlana a desserré les doigts, et la craie du Destin est tombée à ses pieds. Aussi lourdement qu’une balle de plomb. L’ouragan l’a entraînée, mais j’ai eu le temps de me pencher pour la ramasser.

Le Livre du Destin a commencé à fondre.

Egor a vacillé, et il est tombé sur le côté, les genoux recroquevillés contre la poitrine. Roulé en une petite boule pitoyable.

La pluie avait délavé le cercle blanc et j’ai pu m’approcher. Je me suis penché pour soutenir les épaules d’Egor.

— Tu n’as rien écrit, s’est exclamé Guesser. Svetlana, tu n’as fait qu’effacer !

Svetlana me regardait. La barrière de protection était en train de disparaître, la pluie avait imbibé sa robe, la transformant en fine pellicule qui moulait son corps. Un instant plus tôt, elle était une prêtresse en habit blanc, et voilà qu’elle n’était plus qu’une jeune fille trempée, debout sous l’orage.

— C’était ton examen, a poursuivi Guesser à mi-voix… Tu as laissé passer ta chance…

— Guesser, je ne veux pas servir le Contrôle, a-t-elle répondu. Pardonnez-moi. Mais cette voie n’est pas la mienne. Ce n’est pas… mon destin.

Guesser a tristement hoché la tête. En quelques pas, Zébulon s’est retrouvé à côté de nous.

— Et c’est tout ? a demandé le mage noir.

Il m’a regardé, a regardé Svetlana, puis Egor.

— Vous n’avez rien pu faire ?

Il s’est tourné vers Maxime qui a confirmé d’un signe de tête.

Personne d’autre ne lui a répondu.

Un rictus ironique est apparu sur le visage de Zébulon.

— Tant d’efforts… pour aboutir à une farce. Uniquement parce qu’une gamine hystérique a refusé d’abandonner son amoureux hésitant. Anton, tu m’as déçu. Svetlana, tu m’as réjoui. Guesser… Bravo pour cette brillante équipe de collaborateurs.

Un portail s’est ouvert derrière lui. Il a disparu dans un nuage noir en rigolant doucement.

J’ai cru entendre un soupir au bas de l’immeuble. Sans le voir, je savais ce qui était en train de se passer. L’un après l’autre, les agents du Contrôle du Jour sortaient de la Pénombre pour courir vers leurs voitures, pressés de les éloigner des arbres, ou pour se réfugier dans les immeubles voisins.

Certains agents du Contrôle de la Nuit en faisaient autant. Mais la plupart restaient sur place, tête levée. Tigron avec un air à tout hasard fautif. Semion avec le triste sourire de quelqu’un qui a connu bien pire… Ignat avec son éternelle et sincère compassion.

— Je n’ai pas pu le faire, a dit Svetlana. Guesser, pardonnez-moi. Je n’ai pas pu.

— Tu ne pouvais pas le faire, ai-je dit, et d’ailleurs, ils n’attendaient pas que tu le fasses.

J’ai ouvert la paume pour regarder la craie qui dans ma main n’était qu’une craie ordinaire, mouillée et poisseuse. Taillée d’un côté. Et brisée de l’autre.

— Tu l’as compris depuis longtemps ? a demandé Guesser.

Il s’est rapproché, et son bouclier s’est élargi pour nous englober ; le rugissement de l’ouragan s’est tu.

— Non. Je viens de comprendre.

— De comprendre quoi ? a crié Svetlana. Anton, que se passe-t-il ?

C’est Guesser qui lui a répondu.

— Chacun suit sa voie, ma chère petite. Certains régissent les destinées et détruisent des empires. Et certains se contentent de vivre.

— Pendant que le Contrôle du Jour t’observait, ai-je expliqué, Olga, avec la deuxième moitié de la craie, a réécrit le destin de quelqu’un d’autre. Conformément au plan des forces de la Lumière.

Guesser a soupiré. Il a tendu la main vers Egor. Le jeune garçon a essayé de se relever.

— Doucement, a dit le chef. C’est fini… C’est presque fini.

J’ai enlacé Egor et j’ai posé sa tête sur mes genoux. Il s’est apaisé.

— Dites-moi, pourquoi ? ai-je demandé. Si vous saviez tout depuis le début ?

— Même à moi il n’est pas donné de tout savoir.

— Pourquoi ?

— Mais parce que tout devait se passer de manière naturelle, a répondu Guesser d’une voix légèrement agacée. Sinon, Zébulon n’y aurait jamais cru. Il n’aurait jamais cru à nos plans ni à notre défaite.

Je l’ai regardé dans les yeux.

— Ce n’est pas la seule raison, Guesser. Loin s’en faut.

Il a soupiré.

— Bon, d’accord. J’aurais pu faire en sorte que les choses se déroulent autrement. Svetlana serait devenue une Grande magicienne. Contre sa volonté. Et Egor, bien que le Contrôle de la Nuit ait déjà une dette envers lui, serait devenu notre instrument…

J’attendais. Je me demandais si Guesser allait nous dire toute la vérité. Au moins pour une fois.