— Comme ça, c’est bon, ai-je dit d’un ton guilleret. Mais je vais d’abord manger un morceau, d’accord ?
J’ai sorti un yaourt et me suis versé un verre de jus d’orange. Ma nourriture de cette dernière semaine, des biftecks à moitié crus et du jus de viande qui se distinguait assez peu du sang, me donnait la nausée.
— Et pour toi, ce sera de la viande, je suppose ?
La chouette s’est détournée.
— Comme tu voudras. Je suis sûr que dès que tu auras faim, tu trouveras immédiatement un moyen de communiquer.
J’aime marcher à travers la ville dans la Pénombre. Elle ne te rend pas invisible à proprement parler, sinon les passants te rentreraient dedans. Simplement, personne ne te remarque. Mais en l’occurrence, nous devions agir à découvert.
Le jour n’est pas notre élément. Paradoxalement, les Clairs travaillent de nuit, quand les Sombres entrent en scène. De jour, vampires, lycanthropes et mages noirs ne sont pas bons à grand-chose et se voient contraints de mener la vie des humains ordinaires.
Du moins la plupart d’entre eux.
Je me promenais autour du métro Rue de Toula. Suivant le conseil du chef, j’avais déjà vérifié les stations de la ligne circulaire où la jeune femme à la tornade aurait pu sortir. Elle avait certainement laissé une trace, faible sans doute, mais encore perceptible. J’étais en train de contrôler les correspondances.
Une station saugrenue dans un quartier saugrenu. Deux sorties à très grande distance l’une de l’autre. Un marché, le gratte-ciel pompeux de l’inspection des impôts, un immense immeuble d’habitation. Les émanations négatives étaient si nombreuses que retrouver la trace de la tornade noire était problématique.
Surtout si la victime n’était pas passée par là.
J’ai fait un tour complet à la recherche de l’aura familière, observant de temps à autre à travers la Pénombre l’oiseau dissimulé qui somnolait sur mon épaule et ne sentait rien non plus, or ses facultés de perception dépassaient sûrement les miennes.
Une fois, des policiers m’ont demandé mes papiers. Deux fois, j’ai été abordé par des jeunes gens détraqués désireux de m’offrir gratuitement, en échange d’une modeste contribution de cent cinquante dollars, un sèche-cheveux made in China, un jouet d’enfant et un téléphone coréen bon marché.
La seconde fois, je n’ai pas su me retenir, j’ai rabroué le représentant et je l’ai remoralisé. Très légèrement, une action à la limite de la légalité. Ce garçon déciderait peut-être de se trouver un autre job. Ou peut-être pas.
Et c’est là qu’on m’a pris par les coudes. Un instant plus tôt, il n’y avait personne, et voilà qu’un couple a surgi derrière moi. Une petite rouquine fort sympathique et un jeune homme bien bâti au visage renfrogné.
— Doucement, a dit la fille (elle était indéniablement le chef). Contrôle du Jour.
Lumière et Obscurité !
J’ai haussé les épaules.
— Nomme-toi, a exigé la fille.
Inutile de mentir. Ils avaient enregistré mon aura et savoir qui j’étais n’était qu’une question de temps.
— Anton Gorodetski.
Ils attendaient.
— Autre. Agent du Contrôle de la Nuit.
Ils m’ont lâché les coudes. Ils ont même reculé d’un pas. Mais ils n’avaient pas l’air de regretter leur intervention.
— Allons dans la Pénombre, a dit le jeune homme.
Ce n’étaient pas des vampires. Tant mieux. Je pouvais espérer une certaine objectivité de leur part. J’ai soupiré et je suis passé d’une réalité à l’autre.
La première surprise, c’est qu’ils étaient vraiment jeunes. Une sorcière d’environ vingt-cinq ans et un sorcier d’environ trente ans, comme moi. J’aurais sans doute pu me souvenir de leurs noms avec un effort. Peu de sorciers étaient nés dans les années soixante-dix.
Seconde surprise : la chouette n’était plus sur mon épaule. Plus exactement, elle était toujours là : je sentais le contact de ses griffes et je pouvais la deviner en me concentrant. Mais l’oiseau avait changé de réalité en même temps que moi, plongeant au second niveau de la Pénombre.
De plus en plus intéressant !
— Contrôle du Jour, a répété la fille. Alissa Donnikova, Autre.
— Piotr Nesterov, Autre, a jeté le garçon.
— Vous avez un problème ?
La fille me vrillait de son regard « ensorcelant ». Devenant à chaque instant plus jolie et plus séduisante. Je suis immunisé contre toute action directe, on ne peut pas m’ensorceler, mais sa prestation me faisait un certain effet.
— C’est vous qui avez un problème, Anton Gorodetski. Vous avez établi un contact non sanctionné avec un être humain.
— Ah oui ? Et lequel ?
— Intervention de septième classe, a dit la sorcière à contrecœur. Mais les faits sont là. Vous l’avez poussé vers la Lumière.
— Et vous voulez dresser un procès-verbal ?
La situation m’a amusé. La septième classe, c’est une broutille. A la limite entre la magie et une simple conversation.
— Oui.
— Et qu’allons-nous écrire ? Un agent du Contrôle de la Nuit a légèrement amplifié le sentiment de répulsion d’un être humain pour la tromperie ?
— Portant ainsi atteinte à l’équilibre établi, a précisé le sorcier.
— Pas possible ? En quoi cela porte-t-il préjudice à l’Obscurité ? Si ce charmant garçon cesse d’être un petit escroc, sa vie n’en sera que plus difficile. Il sera meilleur du point de vue moral, mais plus malheureux. Si l’on s’en réfère aux annexes à l’accord sur l’équilibre des forces, on ne saurait considérer que ça porte atteinte à l’équilibre.
— Trêve de sophismes, a jeté la fille. Anton, vous êtes une Sentinelle du Contrôle. Ce qui est tolérable de la part d’un Autre ordinaire ne l’est pas dans votre cas.
Elle avait raison. C’était un manquement insignifiant, mais malgré tout…
— Il m’empêchait de travailler. Dans le cadre d’une enquête, l’usage de la magie est autorisé.
— Vous êtes en service ?
— Oui.
— Mais pourquoi de jour ?
— Je suis en mission spéciale. Vous pouvez interroger vos supérieurs. Ou plutôt, vos supérieurs peuvent se renseigner à ce sujet.
Les deux sorciers ont échangé un regard. Nos buts et notre morale étaient certes en opposition, mais nos Contrôles avaient l’obligation de collaborer.
Et personne n’aime s’adresser à ses supérieurs.
— Bon, d’accord, Anton, a dit la sorcière à contrecœur. Nous pouvons nous limiter à un avertissement oral.
J’ai regardé autour de moi. Les gens évoluaient dans une brume grise. Des humains ordinaires, incapables de sortir de leur petit monde. Nous étions des Autres, nous étions différents ; j’avais beau être du côté de la Lumière et mes interlocuteurs du côté de l’Obscurité, je me sentais beaucoup plus proche d’eux que de n’importe quel homme normal.
— Vos conditions ?
Il ne faut jamais jouer avec l’Obscurité. Ni lui faire la moindre concession. Et il est encore plus dangereux d’accepter des cadeaux de sa part. Mais les règles sont faites pour qu’on les enfreigne.
— Aucune.
Ça alors !
J’ai regardé Alissa, me demandant où elle voulait en venir. Piotr avait l’air indigné par le comportement de sa collègue, il n’avait pas la moindre envie de me laisser filer après m’avoir pris en flagrant délit. Ils n’étaient donc pas de mèche.
Où était le piège ? Il y en avait un, c’était certain.
— Alissa, je vous remercie de votre proposition, mais je ne peux l’accepter qu’en promettant, dans une situation analogue, de vous pardonner une intervention magique n’excédant pas la septième classe.