— Très bien.
Alissa m’a tendu la main et je l’ai serrée machinalement.
— Accord personnel conclu, a-t-elle déclaré.
La chouette sur mon épaule a battu des ailes. Un hululement colérique a jailli dans mon oreille. L’oiseau s’est matérialisé dans la Pénombre.
Alissa a reculé d’un pas, ses pupilles se sont rétrécies en fentes verticales. Le sorcier a pris une pose défensive.
— Accord conclu ! a répété la sorcière.
Que signifiait ?
J’ai compris avec retard que je n’aurais pas dû passer cet accord en présence d’Olga. Mais après tout… Pourquoi y attacher tant d’importance ? J’avais assisté à bien des alliances de ce type, et mes collègues, y compris le chef lui-même, avaient passé des marchés devant moi, accordé des concessions aux Sombres et collaboré avec eux. Bien sûr, il valait mieux éviter de le faire, mais c’était souvent nécessaire.
Notre but n’est pas d’éliminer les Sombres. Notre but est de maintenir l’équilibre. Les Sombres ne disparaîtront que lorsque les gens parviendront à vaincre le mal qui est en eux. Ou alors, c’est nous qui cesserons d’exister si les hommes trouvent finalement l’Obscurité préférable à la Lumière.
— L’accord est conclu, ai-je dit à la chouette avec une certaine irritation. Calme-toi. Ce n’est pas grave. Une banale coopération.
Alissa a souri et m’a salué de la main. Elle a saisi son coéquipier par le coude et ils ont reculé de quelques pas. Un instant plus tard, ils sont sortis de la Pénombre et se sont éloignés. Un couple ordinaire.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ? ai-je demandé. Le travail de terrain est toujours une suite de compromis.
— Tu as commis une erreur.
Olga avait une voix qui collait mal à son apparence : une voix douce et chantante. Pas une voix d’oiseau, mais plutôt de chatte-lycanthrope.
— Tiens, tiens. Tu sais donc parler ?
— Oui.
— Et pourquoi ce long silence ?
— Jusqu’ici, il n’y avait rien à redire.
J’ai souri, me souvenant de l’histoire du petit garçon qu’on croyait muet jusqu’au jour où on lui a servi de la soupe trop chaude.
— Je vais sortir de la Pénombre si tu es d’accord. Et toi, tu vas m’expliquer mon erreur. De légers compromis avec les Sombres sont inévitables.
— Tu ne possèdes pas la qualification nécessaire pour passer ce genre de compromis.
Le monde a retrouvé ses couleurs. Comme si j’avais tourné le bouton d’une caméra réglée sur « sépia » pour repasser au mode « normal ». Une analogie assez exacte : la Pénombre a quelque chose de commun avec un vieux film. Un très vieux film depuis longtemps oublié des hommes. Un oubli qui les arrange.
Je me suis dirigé vers le métro, objectant à mon interlocutrice invisible :
— Je ne vois pas le rapport avec ma qualification.
— Une Sentinelle de rang supérieur est capable de prévoir les conséquences d’un compromis. De déterminer s’il s’agit de légères concessions réciproques dont les effets s’annulent ou d’un piège où tu risques de perdre beaucoup plus que tu ne gagnes.
— Je ne pense pas qu’une intervention de septième classe puisse prêter à conséquence.
Un homme qui marchait à côté de moi m’a regardé avec étonnement. Je m’apprêtais à lui dire quelque chose du genre : « Je suis un doux dingue parfaitement inoffensif. » Un remède très efficace contre la curiosité intempestive. Mais le passant a accéléré le pas. Parvenant sans doute tout seul à la même conclusion.
— Anton, tu ne peux pas le savoir. Tu as réagi de manière inadéquate à une gêne mineure. Ton recours à la magie a entraîné l’intervention des Sombres. Tu as conclu un accord avec eux. Le plus triste, c’est que cette magie n’était même pas nécessaire.
— Bon, bon, je le reconnais. Et que suis-je censé faire maintenant ?
— Rien. Espérons que ce sera sans gravité.
La voix de la chouette devenait plus vivante, riche en intonations. Sans doute était-elle demeurée très longtemps silencieuse.
— Tu vas en référer au chef?
— Non. Pas pour le moment. Tu es mon coéquipier.
Voilà qui faisait chaud au cœur. Tant pis pour mes erreurs.
L’amélioration de nos relations valait bien ça.
— Merci. Que me conseilles-tu ?
— Ta conduite est adéquate. Cherche la trace.
J’aurais préféré un conseil plus original.
— Allons-y.
À deux heures de l’après-midi, j’avais entièrement exploré la ligne grise. Je suis peut-être un piètre patrouilleur, mais impossible de rater une aura dont j’avais moi-même relevé l’empreinte. La jeune femme à la tornade n’était descendue à aucune de ces stations. Il fallait recommencer en partant de l’endroit où nous nous étions croisés.
Je suis sorti à la gare de Koursk et j’ai acheté une barquette de salade et un verre de café à une marchande ambulante. La seule vue des hamburgers et des saucisses me collait la nausée, malgré la quantité purement symbolique de viande qu’ils contenaient.
— Tu veux manger quelque chose ?
— Non merci, a répondu Olga.
Debout sous une neige fine, j’ai chipoté avec une minuscule fourchette en plastique ma salade composée en sirotant mon café. Un SDF qui faisait le pied de grue près du kiosque ambulant, constatant que je n’avais pas pris de bière et qu’il n’aurait donc pas de bouteille vide à récupérer pour la consigne, est retourné se réchauffer dans le métro. Personne d’autre ne m’a prêté attention. La marchande a continué de servir des passants affamés. Une foule sans visage circulait entre les gares. Un vendeur de livres établi à proximité était en train de vanter sans enthousiasme les mérites d’un bouquin à un client qui hésitait à le prendre.
— Je dois être de mauvaise humeur, ai-je remarqué.
— Pourquoi ?
— Je vois tout en noir. Les gens sont des salauds et des imbéciles, la salade est immangeable, mes chaussures sont humides.
L’oiseau a émis un chuintement ironique.
— Non, Anton. Ton humeur n’est pas en cause. Tu sens l’approche de l’inferno.
— J’ai une perception assez limitée.
— C’est d’autant plus grave.
J’ai regardé la foule devant la gare. Essayant de scruter les visages. Certains ressentaient aussi la menace. Ceux qui se trouvaient à la limite entre l’humain et l’Autre. Ne comprenant pas la cause du sentiment d’oppression qui les habitait, ils s’efforçaient au contraire de paraître guillerets.
— Obscurité et Lumière… Que va-t-il se passer ?
— Impossible de savoir. Tu as retardé l’échéance, mais quand la tornade va frapper, les conséquences seront catastrophiques. À cause de ce délai supplémentaire.
— Le chef ne m’a rien dit.
— A quoi bon ? Tu as fait ce qu’il fallait. Maintenant, nous avons au moins une petite chance.
— Dis-moi, Olga, quel âge as-tu ?
Adressée à une femme ordinaire, cette question aurait manqué de tact. Mais chez les Autres, la notion de limite d’âge est inconnue.
— Je suis très vieille, Anton. Par exemple, je me souviens du coup d’État.
— Tu veux parler de la révolution d’Octobre ?
— Du coup d’État raté des décembristes, a-t-elle rectifié avec un petit rire.
Olga était peut-être plus vieille que le chef lui-même.
— Et quel est ton rang ?
— Aucun. On m’a privée de tous mes droits.
— Désolé.
— Ce n’est rien. Je m’y suis résignée depuis longtemps.