Voilà qui était clair.
A nouveau, on nous confiait la tâche la plus ingrate et la plus insignifiante.
L’inferno était sur le point de faire une percée au-dessus de la ville, une jeune vampire sauvage et affamée errait à travers Moscou. Mais je devais chercher un gosse qui avait peut-être des dons exceptionnels pour la magie…
— Nous y allons maintenant ?
— Oui, allez-y, a confirmé le chef, sans prêter attention à mon ton vexé.
Je lui ai tourné le dos et, en guise de protestation, je suis sorti de la Pénombre. Le monde a vacillé, retrouvant ses couleurs et ses bruits. Moi, comme un idiot, je me suis retrouvé au milieu du square. Quel bel effet de surprise, si quelqu’un m’avait vu. En plus, il n’y avait pas de traces de pas. J’étais debout dans une congère et la neige autour de moi était vierge et immaculée.
C’est ainsi que naissent les mythes. En conséquence de nos imprudences, de nos nerfs fragiles, de nos mauvaises plaisanteries et de nos gestes à l’emporte-pièce.
— Ce n’est pas si grave, ai-je dit, et je me suis frayé un passage vers l’avenue.
Un doux murmure s’est fait entendre dans mon oreille :
— Merci.
— Et de quoi donc, Olga ?
— De t’être souvenu de moi.
— C’est vraiment important pour toi de remplir cette mission ?
— Très important, a-t-elle répondu après une pause.
— En ce cas, nous allons faire de notre mieux.
Sautant par-dessus les congères et les pierres – on aurait pu croire qu’un glacier avait atterri au milieu d’un jardin zen – je suis enfin sorti sur l’avenue.
— As-tu du cognac ? a demandé Olga.
— Du cognac ? Euh… oui.
— Du bon ?
— Il n’est jamais mauvais. Si c’est vraiment du cognac.
— Tu veux bien inviter une dame à prendre une tasse de café avec du cognac ?
Imaginant la chouette en train de boire du cognac dans une soucoupe, j’ai failli éclater de rire.
— Avec plaisir. On prend un taxi ?
— Oui, arrête une voiture, et que la Force soit avec toi.
Quand donc l’avait-on enfermée dans ce corps d’oiseau ? Ou alors, ça ne l’empêchait pas d’aller au cinéma !
— Il existe un appareil très ingénieux appelé télévision.
Sapristi ! Et moi qui considérais que mes pensées étaient bien protégées.
— L’expérience remplace avantageusement la télépathie, a poursuivi malicieusement Olga. Et ce n’est pas l’expérience qui me manque. Tes pensées me sont fermées, Anton. D’ailleurs, tu es mon coéquipier.
— Mais je ne…
Je n’ai pas continué. A quoi bon nier l’évidence.
— Et le gamin ? Ou alors on laisse tomber cette mission ? Ce n’est pas très sérieux.
— Mais si, c’est extrêmement sérieux, a protesté Olga, indignée. Le chef a reconnu qu’il ne s’était pas conduit de manière très correcte et il nous a accordé une faveur que nous ne devons pas négliger. La vampire va poursuivre le garçon. Il est comme un sandwich entamé qu’on lui a retiré de la bouche. Elle ne le lâchera pas. Elle est capable de l’attirer jusqu’à elle, où qu’il se trouve. Mais c’est aussi un avantage pour nous. Pas besoin de chercher le tigre à travers la jungle quand on peut attacher un chevreau dans une clairière.
— Il y a beaucoup de chevreaux à Moscou.
— Elle tient à ce garçon. Et elle manque d’expérience. Il est plus difficile pour elle de fasciner une autre victime que de faire venir la même. Tu peux me croire.
J’ai frémi, chassant un soupçon absurde. Et j’ai levé la main pour arrêter une voiture.
— Je te crois. je te fais confiance, une fois pour toutes.
La chouette est sortie de la Pénombre à peine le seuil franchi. Elle a pris son envol et, durant une fraction de seconde, j’ai senti la légère piqûre de ses griffes.
— Je devrais peut-être te fabriquer un perchoir ? ai-je dit en fermant la porte.
Elle s’est posée sur le réfrigérateur. Pour la première fois, je l’ai vue parler. Son bec s’est ouvert. Elle expulsait les mots de son gosier au prix d’un effort visible. A dire vrai, je n’ai jamais compris comment les oiseaux s’y prennent pour imiter la voix humaine. Or celle de la chouette était une imitation parfaite.
— Pas la peine, sinon je vais commencer à pondre.
Elle essayait sans doute de plaisanter.
— Pardonne-moi si je t’ai offensée, ai-je dit, c’était pour détendre l’atmosphère.
— Je comprends. Tout va bien.
Dans le frigo, j’ai déniché du fromage, du saucisson et des cornichons… Un cognac de quarante ans d’âge peut-il s’harmoniser avec un cornichon malossol ? Ils risquent d’éprouver une gêne mutuelle. Comme Olga et moi.
J’ai sorti le fromage et le saucisson.
— Désolé, je n’ai pas de citron.
J’étais conscient de l’absurdité de mes préparatifs, mais j’essayais de faire les choses au mieux.
— C’est du bon cognac russe.
J’ai tiré une bouteille de « Koutouzov » du tiroir qui me servait de bar.
— Tu en as déjà bu ?
— C’est censé concurrencer le cognac « Napoléon »? a demandé la chouette en riant. Non, je n’en ai jamais goûté.
La scène virait de plus en plus au ridicule. J’ai rincé deux verres à cognac et je les ai posés sur la table. Puis j’ai observé d’un air dubitatif cette boule de plumes blanches. Avec son bec court et recourbé.
— Tu n’arriveras pas à boire dans un verre. Tu veux que je te donne une soucoupe ?
— Ne regarde pas.
J’ai obtempéré. Derrière mon dos, j’ai entendu un battement d’ailes. Puis un sifflement assez déplaisant, comme celui d’un serpent qui s’éveille ou d’un ballon de gaz qui fuit.
— Olga, excuse-moi, mais…
Je me suis retourné.
La chouette avait disparu.
Je m’attendais à quelque chose de ce genre. J’espérais qu’elle avait le droit de retrouver de temps à autre sa forme humaine. Et j’avais dressé mentalement son portrait, celui de la femme enfermée dans un corps de chouette, qui se souvenait du coup d’État de décembre 1825. Je ne sais pourquoi, j’imaginais une grande dame de la cour, assez mûre, le regard empreint de sagesse, le visage un peu fatigué…
Mais c’était une toute jeune femme qui était assise sur le tabouret. Dans les vingt-cinq ans. Les cheveux coupés très court, les joues sales, comme si elle avait réchappé d’un incendie. Belle, des traits fins et aristocratiques. Mais cette suie… Et cette coupe masculine…
Quant à ses vêtements, ils étaient encore plus déplacés.
Un pantalon de soldat crotté, comme on en portait dans les années quarante, une veste molletonnée débraillée et en dessous une vareuse grise de crasse. Elle était pieds nus.
— Je suis belle ? a-t-elle demandé.
— Oui, malgré tout… Lumière et Obscurité… Pourquoi as-tu cet aspect ?
— La dernière fois que j’ai repris forme humaine, c’était il y a cinquante-cinq ans.
— Je comprends. On t’a mise à contribution pendant la guerre ?
— On me met toujours à contribution pendant toutes les guerres.
Olga a eu un charmant sourire.
— Lorsqu’elles sont sérieuses. Le reste du temps, je n’ai pas le droit de reprendre forme humaine.
— Mais nous ne sommes pas en guerre.
— C’est donc que nous le serons bientôt.
Elle ne souriait plus. J’ai retenu un juron, me contentant d’esquisser un signe de conjuration.