— Je ne peux pas. Je n’ai le droit de communiquer avec personne, à part Boris Ignatievitch et mon coéquipier. Je lui ai tout dit. Il ne me reste plus qu’à attendre. Et espérer que j’arriverai à redresser la situation… au tout dernier moment.
— Et le chef ne le comprend pas ?
— Je crois qu’il comprend très bien, au contraire.
— C’est donc pour ça…, ai-je murmuré.
— Nous avons été amants. Pendant très longtemps. Et amis, ce qui est plus rare. Bref, aujourd’hui, il s’agit de régler le problème du gamin et celui de la vampire… Demain, nous attendons… Nous attendons la percée de l’inferno. Tu es d’accord ?
— Il faut que je réfléchisse.
— Parfait, réfléchis. La demi-heure est écoulée. Tourne-toi.
Je n’en ai pas eu le temps. C’était probablement la faute d’Olga. Elle avait mal calculé.
Un spectacle écœurant. La jeune femme s’est mise à trembler, sa taille s’est cambrée. Une vague a parcouru son corps, ses os se sont tordus comme s’ils étaient en caoutchouc. Sa peau se fendait, dénudant ses muscles ensanglantés. Au bout d’un
moment, elle s’est transformée en boule de chair informe qui a continué de rétrécir, se couvrant peu à peu de plumes blanches.
La chouette s’est envolée du tabouret avec un cri à moitié humain pour rejoindre sa place favorite sur le frigo.
— Diable ! me suis-je écrié, oubliant toutes les règles du langage. Olga !
— Ça t’a plu ?
Sa voix était hachée, encore marquée par la douleur.
— Pourquoi ? Pourquoi de cette manière ?
— Ça fait partie de ma punition.
J’ai tendu la main pour toucher son aile frémissante.
— Olga, je suis d’accord.
— Alors au travail.
Je suis sorti dans l’entrée. J’ai ouvert la penderie qui contenait mon équipement et j’ai gagné la Pénombre – dans la réalité ordinaire, on ne voyait rien, à part des vêtements et un vieux bric-à-brac.
Un poids léger s’est posé sur mon épaule.
— Qu’as-tu en réserve ?
— J’ai vidé mon amulette en onyx. Tu sauras la recharger ?
— Non. On m’a privée de presque toutes mes forces. Je n’ai pu conserver que ce qui était nécessaire à la neutralisation de l’inferno. Et ma mémoire, Anton… Ils m’ont laissé ma mémoire. Comment comptes-tu tuer la vampire ?
— Elle n’a pas de sceau d’enregistrement. Ne restent que les bonnes vieilles méthodes.
La chouette a ri.
— Les pieux en bois de tremble sont toujours en usage ?
— Je n’en ai pas.
— À cause de tes amis ?
— Oui, je ne veux pas qu’ils frémissent en franchissant le seuil de mon appartement.
— Alors, que nous reste-t-il ?
De la niche aménagée dans le mur de briques, j’ai sorti un pistolet. La chouette l’a étudié avec attention.
— Des balles en argent ? Ça fait très mal aux vampires, mais ça ne les tue pas.
— Ce sont des balles explosives. (J’ai ouvert le chargeur de mon « Desert Eagle ».) Des balles en argent explosives. Calibre quarante-quatre. Trois balles et le vampire est hors jeu.
— Et ensuite ?
— Ensuite, il suffit de recourir aux méthodes traditionnelles.
— Je ne crois pas à la technique, a dit Olga d’un air de doute. J’ai vu se reconstituer un lycanthrope déchiqueté par un obus.
— Et ça lui a pris longtemps ?
— Trois jours.
— C’est bien ce que je dis.
— Bon d’accord. Si tu doutes de tes propres forces…
Je comprenais ses réserves. Mais je ne suis pas un patrouilleur. Je suis un analyste qu’on a envoyé au feu.
— Tout ira bien. Crois-moi. Concentrons-nous plutôt sur notre appât.
— Allons-y.
— C’est ici que ça c’est passé, ai-je annoncé à Olga.
Nous étions debout sous le porche. Dans la Pénombre, bien entendu.
Des gens passaient de temps à autre et me contournaient soigneusement, même s’ils ne me voyaient pas.
— C’est ici que tu as tué le vampire… Ça crève les yeux. Tu as mal fait le ménage, mais ce n’est pas très important.
Personnellement, je n’apercevais pas la moindre trace du défunt vampire. Mais je n’ai pas protesté.
— La vampire se tenait là… et tu l’as frappée… non, tu lui as balancé de la vodka à la figure… Et elle a pris la clé des champs, a ajouté Olga avec un petit rire. Nos patrouilleurs ont vraiment perdu la main. Sa trace est toujours bien nette…
— Elle s’est transformée.
— En chauve-souris ?
— Oui.
— C’est ennuyeux. Elle est plus forte que je ne pensais.
— Elle est incontrôlable. Elle a bu du sang vivant, elle a tué des gens. Elle manque d’expérience, mais ce ne sont pas les forces qui lui font défaut.
— Nous l’éliminerons, a tranché Olga.
Je me suis abstenu de tout commentaire.
— Et voilà la trace du gamin… Effectivement… il a un bon potentiel. Allons voir où il habite.
Nous avons quitté le porche. La cour était vaste, des immeubles l’entouraient de tous côtés. Je sentais moi aussi l’aura du garçon, mais faible et confuse : il devait souvent passer par là.
— En avant, a commandé Olga. Tourne à gauche. Encore un peu. À droite. Stop…
Je me suis arrêté en face d’une rue où rampait un tramway Nous étions toujours dans la Pénombre.
— Il est dans cet immeuble, a dit Olga. On y va.
Une tour hideuse. Plate, très haute et montée sur des espèces de pattes. A première vue, on aurait dit quelque monstrueux monument représentant une boîte d’allumettes. À seconde vue, c’était le symptôme d’un gigantisme maladif.
— Un endroit approprié pour tuer quelqu’un, ai-je remarqué. Ou pour devenir fou.
— Nous allons faire l’un et l’autre, a acquiescé Olga. Tu sais, j’ai une riche expérience en ce domaine.
Egor ne voulait pas sortir de chez lui. Quand ses parents étaient partis au travail, quand la porte s’était refermée derrière eux, il avait aussitôt éprouvé un sentiment de peur. Et il savait que s’il mettait le nez dehors, cette peur se muerait en épouvante.
Il n’y avait pas de salut. Nulle part. Mais l’appartement créait au moins une illusion de sécurité.
Le monde s’était effondré la nuit dernière. Egor reconnaissait – pas devant les autres, mais vis-à-vis de lui-même – qu’il n’était pas particulièrement courageux. Sans être lâche pour autant. Il y avait des choses qu’on devait craindre : les voyous, les cinglés, les terroristes, les catastrophes, les incendies, les guerres, les maladies mortelles. Tout cela, pris en bloc, était très loin de lui. Ces dangers étaient réels, mais demeuraient hors des limites de son quotidien. Il suffisait de respecter des règles simples, de ne pas se promener en pleine nuit, de ne pas se rendre dans des quartiers inconnus, de se laver les mains avant de manger et de ne pas marcher sur les rails. On peut craindre les ennuis en sachant qu’il y a finalement peu de chances qu’ils t’atteignent.
Désormais, tout avait changé.
Il avait été confronté à un phénomène dont il n’avait aucun moyen de se protéger. Un phénomène a priori impossible.
Les vampires existaient.
Il se souvenait de tout dans les moindres détails, sa terreur ne lui avait pas fait perdre la mémoire, comme il l’avait vaguement escompté la veille pendant sa course éperdue en direction de chez lui, quand il avait traversé la rue sans regarder à droite et à gauche, contrairement à son habitude. Et son espoir timide de découvrir au matin qu’il avait rêvé avait été déçu.
Tout était réel. Une réalité impossible. Et pourtant…