C’était arrivé hier. Ça lui était arrivé.
Il était rentré tard, mais il lui était déjà arrivé de rentrer plus tard encore. Même ses parents qui, selon lui, n’arrivaient pas à se faire à l’idée que leur fils allait bientôt avoir treize ans, ne s’en inquiétaient pas outre mesure.
Quand il avait quitté la piscine avec ses camarades… oui, il était déjà dix heures du soir. Ils étaient allés tous ensemble au MacDonald’s et y étaient restés une vingtaine de minutes. C’était dans leurs habitudes, tous ceux qui en avaient les moyens allaient toujours au MacDo après l’entraînement. Puis ils s’étaient dirigés en groupe vers le métro. C’était tout près.
La rue était bien éclairée. Ils étaient huit.
A ce moment-là tout allait bien.
Mais une fois dans le métro, il s’était soudain senti inquiet, sans comprendre pourquoi. Il n’arrêtait pas de regarder sa montre, de jeter des coups d’œil aux gens qui l’entouraient. Sans rien remarquer de suspect.
Puis il avait entendu une musique.
Et l’impossible avait commencé.
Il était entré sous ce porche sombre et malodorant. Il s’était approché de cette fille et de ce garçon qui l’attendaient. Qui l’avaient attiré là. Il avait lui-même exposé sa gorge aux crocs fins, acérés, inhumains de la fille.
Même maintenant, seul chez lui, Egor en éprouvait un frisson, un doux frisson glacé qui lui chatouillait la peau. Il l’avait voulu ! Tout en le craignant, il avait désiré le contact de ces crocs, la douleur brève après laquelle… viendrait… sans doute…
Personne ne pouvait l’aider. Egor se souvenait du regard de la femme qui promenait ses chiens. Un regard qui l’avait traversé, méfiant, mais nullement indifférent. Elle n’avait pas eu peur, elle n’avait rien vu, tout simplement. Seule l’arrivée du troisième vampire l’avait sauvé. L’homme pâle au baladeur qui l’avait suivi dans le métro. Ils s’étaient battus à cause de lui, comme des loups affamés qui se disputent un cerf acculé mais encore vivant.
A partir de ce moment, ses souvenirs devenaient plus confus. Tout s’était passé trop vite. Une histoire de contrôle et de pénombre. Un éclat de lumière azurée, et l’un des vampires se décomposant à vue d’œil, comme au cinéma. Le cri de la fille-vampire qui avait reçu un liquide en plein visage.
Et sa propre fuite panique.
Et cette prise de conscience, terrifiante, encore plus terrifiante que ce qui s’était produit : il ne devait rien dire à personne. On ne le croirait jamais.
Les vampires n’existent pas !
On ne peut pas regarder à travers les gens sans les voir !
Personne ne peut brûler d’un seul coup dans un tourbillon de feu bleu, se transformer en momie, puis en squelette, puis en tas de cendres !
— Si, c’est vrai, dit Egor a haute voix. Ils existent. C’est possible. C’est réel.
Lui-même avait peine à y croire.
Au lieu d’aller à l’école, il fit le ménage dans l’appartement.
Il avait besoin de s’occuper. Il s’approcha à plusieurs reprises de la fenêtre pour observer la cour.
Rien à signaler.
Mais serait-il capable de les voir ?
Ils viendraient. Egor n’en doutait pas un seul instant. Ils savaient qu’il se souvenait d’eux. Et maintenant, ils allaient le tuer en tant que témoin.
Ils ne se contenteraient pas de le tuer ! Ils boiraient son sang et le transformeraient en vampire.
Le garçon s’approcha de la bibliothèque. Les cassettes vidéo occupaient la moitié des étagères. Peut-être lui fourniraient-elles des conseils ? Dracula mort et heureux de l’être… Non, ça, c’était une comédie. Séduction à pleines dents. Un vrai navet… Vampire, vous avez dit vampire… Egor frémit. Il se souvenait de ce film. Et il n’oserait plus le revoir. « Une croix n’est efficace que si tu y crois. »
Comment une croix pourrait-elle l’aider ? Il n’était même pas baptisé. Et il ne croyait pas en Dieu. Du moins, il n’y avait jamais cru jusqu’ici.
Peut-être devrait-il se mettre à y croire ?
Si les vampires existent, alors le diable existe aussi, et si le diable existe, alors Dieu aussi doit exister ?
Si le mal existe, alors le bien doit exister ?
— Non, rien n’existe, dit Egor.
Il mit les mains dans les poches de son jean, sortit dans l’entrée et se regarda dans le miroir. Son reflet était au rendez-vous. Un adolescent à l’air trop taciturne, peut-être, mais qui semblait parfaitement normal. Ils n’avaient pas eu le temps de le mordre.
A tout hasard, il se tourna et se retourna devant la glace, essayant d’apercevoir sa propre nuque. Non, rien. Un cou maigre et pas très bien lavé…
Une idée lui vint inopinément. Egor se précipita à la cuisine, effarouchant le chat installé sur la machine à laver, pour fouiller parmi les sacs de pommes de terre, d’oignons et de carottes.
Il y avait aussi de l’ail.
Il en nettoya prestement une gousse et entreprit de la mastiquer. L’ail était très fort, sa bouche brûlait. Il se versa du thé, faisant passer chaque pointe d’une gorgée. Le thé ne calma guère l’irritation de sa langue et la démangeaison de ses gencives. Mais l’ail n’était-il pas censé protéger des vampires ?
Le chat revint jeter un coup d’œil dans la cuisine. Regarda le garçon d’un air éberlué, émit un miaou déçu et s’éclipsa. Il ne comprenait pas qu’on puisse ingurgiter quelque chose d’aussi infect.
Egor mâcha les deux dernières pointes d’ail, les recracha dans sa main pour se frictionner le cou. Il se trouvait ridicule, mais n’arrivait pas à s’arrêter.
Son cou aussi piquait. C’était de l’ail très fort. Les vampires allaient crever rien qu’en sentant son odeur.
Dans l’entrée, le chat se mit à miauler d’une voix mécontente. Egor, alerté, alla vérifier. Non, rien. Les trois verrous de la porte étaient poussés et il avait mis la chaîne de sécurité.
— Tais-toi, Greysik, ordonna-t-il d’un ton sévère. Sinon, je te fais bouffer de l’ail.
Face à cette menace, le chat se réfugia dans la chambre des parents.
Que pouvait-il faire encore ? L’argent aussi était censé leur faire peur. Egor suivit le chat dans la chambre, ouvrit l’armoire et sortit la boîte à bijoux de sa mère dissimulée sous une pile de draps et de serviettes. Il prit une petite chaîne en argent et la mit à son cou. Maintenant, elle allait puer l’ail et de toute façon, il serait obligé de l’enlever avant ce soir. Il devrait peut-être vider sa tirelire et courir s’acheter une chaîne en argent avec une croix ? La mettre et ne plus l’enlever. Il dirait à ses parents qu’il s’était mis à croire en Dieu. Ce sont des choses qui arrivent, on a bien le droit de devenir croyant !
Il traversa le salon, s’assit en mettant les pieds sur le divan et examina la pièce d’un regard pensif. Avaient-ils du bois de tremble à la maison ? Sans doute pas. Un tremble, Egor ne savait même pas à quoi ça ressemblait. Il pourrait aller au jardin botanique, trouver un tremble et se fabriquer un poignard avec un bout de branche.
Mais serait-ce efficace ? Si la musique se remettait à jouer… Cette musique si douce, si prenante… Il risquait de retirer lui-même la chaîne, de casser le poignard et de courir se laver le cou.
Une musique douce… Des ennemis imperceptibles. Ils étaient peut-être déjà là, tout proches. Simplement, il ne les voyait pas. Il ne savait pas les voir. Mais le vampire était assis à proximité et souriait en observant ce gamin naïf qui espérait se protéger de lui. Et si les vampires n’avaient pas peur du bois de tremble ni de l’ail ? Comment combattre l’invisible ?
— Greysik ! appela Egor. Viens ici !