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Le chat n’aimait pas qu’on l’appelle « minou, minou », c’était un animal capricieux.

Le chat se tenait sur le seuil de la chambre. Son poil était hérissé, ses yeux étincelaient. Il ne regardait pas Egor, mais le fauteuil dans le coin, près de la table basse. Le fauteuil vide…

Le garçon sentit un froid désormais familier lui parcourir le corps. Il se leva si brusquement qu’il tomba du divan et se retrouva par terre. Le fauteuil était vide. L’appartement était vide et fermé à triple tour. Le monde autour de lui s’obscurcit, comme si le soleil, dehors, avait soudain perdu son éclat…

Quelqu’un se tenait à côté de lui.

— Non ! hurla Egor en reculant à quatre pattes. Je sais ! J’ai compris. Vous êtes là !

Le chat émit un feulement rauque et se réfugia sous le lit.

— Je te vois ! cria Egor. Ne me touche pas !

Dans le monde ordinaire, le hall de l’immeuble était déjà sombre et crasseux. Mais vu de la Pénombre, c’étaient de vraies catacombes. Les murs en béton qui, dans la réalité, étaient simplement sales, dans la Pénombre disparaissaient sous des amas de mousse bleu sombre. Saloperie. Aucun Autre ne vivait ici, sinon il aurait fait le ménage… J’ai passé la main au-dessus d’une colonie particulièrement dense, la mousse a remué, cherchant à s’écarter de ma chaleur.

— Brûle, ai-je ordonné.

Je n’aime pas les parasites. Même s’ils ne sont pas vraiment nuisibles et se contentent d’absorber les émotions. La théorie affirmant que les fortes concentrations de mousse bleue portent atteinte au psychisme, provoquant tantôt des dépressions, tantôt des accès de gaieté incontrôlée n’a jamais été démontrée. Mais je préfère toujours prendre mes précautions.

— Brûle ! ai-je répété, envoyant un peu de force dans ma paume.

Une flamme transparente a embrasé l’enchevêtrement bleu. Un instant plus tard, tout le hall de l’immeuble était en feu. Je suis monté dans l’ascenseur. La cabine était plus propre.

— C’est au seizième, m’a soufflé Olga. Pourquoi gaspilles-tu tes forces ?

— Ce n’est presque rien.

— Tu risques d’avoir besoin de toute l’énergie dont tu disposes. Cette mousse ne nous gênait pas.

Je n’ai pas répondu. L’ascenseur de la Pénombre montait lentement. L’ascenseur normal, lui, était resté au rez-de-chaussée.

— Mais bon, ça te regarde, a conclu Olga. Les jeunes ont toujours des réactions excessives…

Les portes se sont ouvertes. Le feu était déjà passé au seizième. La mousse bleue brûle comme de la poudre. Il faisait tiède, beaucoup moins froid que d’ordinaire dans la Pénombre. On sentait une légère odeur de brûlé.

— C’est ici, a dit Olga.

— Je vois.

L’aura du garçon était perceptible près de la porte. Il n’avait pas osé sortir de la journée. Parfait. Le chevreau était solidement attaché, ne restait plus qu’à attendre le tigre.

— Je vais entrer, ai-je dit, et j’ai poussé la porte.

Elle a refusé de s’ouvrir.

Impossible !

Dans la réalité, les portes peuvent être cadenassées, mais la Pénombre obéit à ses propres lois. Seuls les vampires ont besoin d’une invitation pour entrer chez quelqu’un, c’est le prix qu’ils paient pour leur force excessive et leur intérêt gastronomique à l’égard des hommes.

Pour fermer une porte dans la Pénombre, il faut pour le moins savoir y entrer.

— La peur, a expliqué Olga. Hier, le gamin était épouvanté. Il était allé dans la Pénombre. Il a fermé la porte derrière lui… et sans même le remarquer il l’a fait dans deux mondes à la fois.

— Que faire ?

— Il faut plonger plus profondément. Suis-moi.

J’ai regardé mon épaule : il n’y avait personne. Invoquer la Pénombre quand on est déjà dans la Pénombre n’est pas une mince affaire. J’ai soulevé mon ombre de terre plusieurs fois de suite avant qu’elle n’acquière du volume et ne se mette à frémir.

— Continue, tu y arrives, a murmuré Olga.

L’espace s’est rempli d’une brume épaisse. Les couleurs ont totalement disparu. Ainsi que les bruits : ne restaient que les battements de mon cœur, lourds et vibrants, comme un tambour battant au fond d’un canyon. Et le sifflement du vent : c’était l’air qui pénétrait mes poumons, me dilatant lentement les bronches. La chouette blanche a surgi sur mon épaule.

— Je ne tiendrai pas longtemps à ce niveau, ai-je soufflé en poussant la porte.

Dans la deuxième Pénombre, elle était ouverte, comme on pouvait s’y attendre.

Un chat gris sombre a bondi sous mes pieds. Les chats ne font pas la distinction entre la réalité et la Pénombre, ils vivent dans tous les mondes à la fois. Heureusement, ils ne sont pas vraiment doués de raison.

— Minou-minou, ai-je murmuré, n’aie pas peur, mon joli.

J’ai fermé la porte derrière moi, surtout pour tester mes forces. Maintenant le garçon était un peu mieux protégé. Mais cela l’aiderait-il quand il entendrait l’Appel ?

— Sors, a dit Olga, tu perds très vite ton énergie. A ce niveau de Pénombre, même un mage expérimenté a du mal à se maintenir. Je crois que je vais remonter avec toi.

Je suis sorti avec soulagement. Je n’étais pas un patrouilleur, capable de se promener à travers trois couches de Pénombre. D’ailleurs, je n’avais aucun besoin de le faire.

L’appartement était assez douillet, très peu infecté par les émanations pénombreuses. Juste quelques traînées de mousse bleue devant la porte… rien de grave, elles crèveraient toutes seules, maintenant que le reste de la colonie avait été éliminé. J’ai entendu du bruit en provenance de la cuisine et je suis allé voir.

Le gamin était en train de manger de l’ail en le faisant passer avec du thé.

— Lumière et Obscurité, ai-je murmuré.

Il paraissait encore plus jeune et désarmé qu’hier. Maigre, gauche, mais pas malingre : il faisait certainement du sport. Il portait un jean bleu clair délavé et un tee-shirt bleu marine.

— Pauvre gosse, ai-je dit.

— Oui, c’est touchant, a dit Olga. Répandre le bruit que l’ail possède des propriétés magiques était vraiment une bonne idée de la part des vampires. Il paraît que c’est Bram Stoker en personne qui a inventé cette fable…

Le garçon a entrepris de s’enduire le cou avec de la purée d’ail qu’il venait de recracher.

— L’ail, c’est excellent pour la santé, ai-je remarqué.

— Oui, ça protège… du virus de la grippe, a ajouté Olga. Comme la vérité meurt vite et comme le mensonge a la vie dure… Mais ce gamin est vraiment fort. Une nouvelle recrue ne sera pas de trop parmi nous.

— Il est de notre côté ?

— Pour l’instant, il n’est d’aucun bord. Son destin n’est pas formé, tu le vois toi-même.

— Mais quelles sont ses inclinations ?

— Impossible de le dire. Pour l’instant. Il a trop peur. Dans son état, il est prêt à faire n’importe quoi pour échapper aux vampires. A opter pour l’Obscurité comme pour la Lumière.

— Je ne peux l’en blâmer.

— Bien sûr. Allons par là.

La chouette a pris son envol à travers le couloir. Je l’ai suivie. Nous bougions trois fois plus vite que dans le monde ordinaire : l’une des caractéristiques de la Pénombre, c’est l’accélération du temps.

— Attendons ici, a dit Olga dans la salle de séjour. C’est chaud, clair et confortable.

Je me suis installé dans le fauteuil près de la table basse et j’ai jeté un coup d’œil au journal posé dessus.

Rien de plus réjouissant que de lire la presse à travers la Pénombre.