— Viens ! Viens vers moi ! ordonna la jeune fille d’un ton appuyé.
L’adolescent n’était qu’à deux mètres, mais elle semblait tenir à ce qu’il franchisse lui-même cette distance.
Egor comprit qu’il n’aurait plus la force de résister. Le regard de la jeune fille l’attirait comme un élastique invisible, les paroles l’appelaient, et il ne se contrôlait plus. Il savait qu’il ne devait pas approcher, mais il avança d’un pas. La jeune fille sourit, découvrant des dents blanches et régulières.
— Enlève ton écharpe.
Egor n’opposait plus de résistance. De ses mains tremblantes, il baissa son capuchon, tira sur son écharpe sans la dérouler. Fit un autre pas vers les yeux noirs qui l’appelaient.
Le visage de la jeune fille était en train de changer. La mâchoire inférieure s’écarta, les dents bougèrent en se tordant. De longs crocs étincelèrent, qui n’avaient plus rien d’humain.
Egor fit un pas de plus.
La nuit a mal commencé.
Je me suis réveillé dès la tombée du soir. Étendu, j’ai regardé les dernières lueurs du jour s’éteindre à travers les fentes du store. C’était ma cinquième nuit de chasse et toujours aucun résultat. Peu probable que la chance vienne me sourire aujourd’hui.
Il faisait froid dans l’appartement, les radiateurs étaient à peine tièdes. Le bon côté de l’hiver, c’est que la nuit tombe vite et qu’il y a peu de monde dans les rues. Autrement, j’aurais tout envoyé promener depuis longtemps, j’aurais fui Moscou au profit de Yalta ou de Sotchi. Je préfère la mer Noire aux îles lointaines : c’est mieux quand les gens autour de toi parlent ta langue.
Des rêveries stupides.
Le temps n’est pas venu d’aller me reposer au soleil.
Je ne l’ai pas mérité.
Le téléphone semblait avoir attendu mon réveil pour lancer son exécrable et pressant gazouillis. J’ai cherché le combiné à tâtons et l’ai porté à mon oreille sans prononcer un seul mot.
— Anton, réponds.
Je n’ai rien dit. Larissa parlait d’un ton ferme, mais la fatigue y perçait déjà. Elle n’avait pas chômé toute la journée.
— Anton, je te passe le chef?
— Pas la peine, ai-je grogné.
— Ah enfin, tu es réveillé ?
— Oui.
— Même programme pour aujourd’hui.
— Il y a du nouveau ?
— Non, rien. Tu as de quoi déjeuner ?
— Ça ira.
— Tant mieux. Bonne chance.
Elle a prononcé ces mots d’une voix morne, dépourvue d’enthousiasme. Larissa ne croyait pas en mon succès. Le chef non plus, apparemment.
— Merci, ai-je répondu dans le vide.
Elle avait déjà raccroché. Je me suis levé, j’ai rendu visite aux toilettes et à la salle de bains. J’ai mis du dentifrice sur ma brosse à dents avant de me souvenir que j’avais quelque chose à faire avant. J’ai posé la brosse sur le bord du lavabo.
Il faisait sombre dans la cuisine, mais je n’avais pas besoin de lumière. J’ai ouvert la porte du réfrigérateur. L’ampoule dévissée refroidissait parmi les provisions. J’ai regardé la casserole avec la passoire posée dessus. Dans la passoire reposait un morceau de viande à moitié décongelé. J’ai retiré la passoire, j’ai porté la casserole à mes lèvres et j’ai bu une gorgée.
Si quelqu’un s’imagine que le sang de porc a bon goût, il se trompe lourdement.
J’ai remis la casserole avec un reste de sang à sa place avant de regagner la salle de bains. La lampe bleutée dissipait à peine les ténèbres. Je me suis brossé les dents longuement, vigoureusement, puis je n’ai pu me retenir de repasser par la cuisine pour ingurgiter un peu de vodka glacée. La chaleur dans mon ventre s’est intensifiée. Un bouquet de sensations : du froid sur mes lèvres et un brasier dans mon estomac.
— Je te souhaite de…, ai-je commencé à l’adresse du chef, mais je me suis repris à temps.
Il était certainement capable de sentir à distance, même une malédiction purement abstraite. Je suis retourné dans la chambre pour ramasser mes vêtements qui jonchaient le sol. Mon pantalon traînait sous mon lit, mes chaussettes sur le bord de
la fenêtre et ma chemise était pendue au masque de Choyong.
L’antique roi-dragon coréen me regardait d’un air réprobateur.
— Monte plutôt la garde, lui ai-je lancé.
Le téléphone s’est remis à sonner.
— Anton, tu avais quelque chose à me dire ? a demandé mon interlocuteur.
— Rien du tout.
— Tant mieux. Ajoute donc « Je suis heureux d’obéir à vos ordres, votre excellence ».
— Je ne suis pas heureux. Et on ne saurait y remédier… votre excellence.
— Anton, a déclaré le chef après un bref silence, j’aimerais que tu considères les choses avec davantage de sérieux, si tu n’y vois pas d’inconvénient. J’attends ton rapport au matin, quoi qu’il arrive. Et… bonne chance.
Je n’irais pas jusqu’à dire que je me suis senti confus. Mais mon irritation s’est calmée. J’ai rangé mon portable dans la poche de mon anorak. J’ai réfléchi quelque temps devant la penderie de l’entrée, me demandant quoi choisir. J’avais quelques nouveautés offertes par des amis au cours de cette dernière semaine. Mais je me suis finalement décidé pour l’équipement standard, plus ou moins universel et compact.
J’ai pris mon baladeur. Je n’avais pas besoin de mon ouïe pour travailler et l’ennui est un ennemi impitoyable.
J’ai scruté l’escalier par le judas avant de sortir. Personne.
Le début d’une nouvelle nuit.
J’ai passé près de six heures à voyager dans le métro, changeant régulièrement de ligne, piquant par moments du nez pour permettre à ma conscience de se reposer et à mes sens de se détendre. Il ne se passait rien. J’ai certes pu assister à quelques scènes intéressantes, mais c’étaient des cas ordinaires, destinés aux débutants. Vers onze heures du soir, quand les passagers sont devenus moins nombreux, la situation a soudain changé.
J’étais assis, les yeux clos, écoutant pour la troisième fois de la soirée la cinquième sinfonie da chiesa de Manfredini. Le minidisque que j’avais dans mon baladeur représentait un patchwork assez délirant: ma sélection personnelle où les anciens compositeurs italiens et Bach alternaient avec Ritchie Blackmore et les groupes « Alisa » et « Piknik ».
Il est toujours curieux de vérifier quelle mélodie coïncide avec quel événement. Cette fois, Manfredini a tiré le billet gagnant.
Une crampe m’a saisi, un frisson m’a parcouru des talons à la nuque. J’ai même grogné je ne sais quoi en ouvrant les yeux.
J’ai immédiatement remarqué cette jeune femme.
Toute jeune, absolument charmante. Vêtue d’un élégant manteau de fourrure, elle portait un sac et tenait un livre à la main.
Une tornade noire planait au-dessus d’elle; je n’en avais pas vu d’aussi énorme en trois ans !
J’ai dû la dévisager de façon bizarre. Elle m’a jeté un coup d’œil pour se détourner aussitôt.
Elle aurait mieux fait de regarder au-dessus de sa tête !
Non, bien sûr, elle ne pouvait pas voir la tornade. Le maximum qu’elle était capable de ressentir, c’était une légère inquiétude. Ce n’est que très vaguement, du coin de l’œil, qu’elle aurait pu entrapercevoir un mouvement confus au-dessus de sa tête… comme des moucherons, ou une légère vapeur montant de l’asphalte par temps de canicule.
Elle ne pouvait rien voir. Rien. Elle allait vivre encore un jour ou deux, jusqu’au moment où elle glisserait sur du verglas et tomberait si violemment qu’elle se fracasserait le crâne. Ou serait renversée par une voiture. Ou tuée dans une ruelle sombre par un délinquant qui ne comprendrait même pas la raison de son geste. Et les gens diraient : « Elle était si jeune, elle avait la vie devant elle, tout le monde l’aimait…»