Le titre de l’article annonçait « Bénéfices des crédits en baisse ».
Dans la réalité, la phrase sonnait comme : « La tension monte dans le Caucase. »
J’aurais pu prendre le journal et lire la vérité. La vérité vraie. Ce que pensait réellement le journaliste qui avait pondu cet article sur commande. Les miettes d’informations qu’il avait glanées grâce à ses sources non officielles. La vérité sur la vie et la vérité sur la mort.
Mais à quoi bon ?
J’avais appris à dédaigner le monde des hommes. Il est notre source. Notre berceau. Mais nous sommes des Autres. Nous traversons les portes fermées et nous maintenons l’équilibre entre le bien et le mal. Nous sommes très peu nombreux et nous ne savons pas nous reproduire… La fille d’un mage ne deviendra pas forcément magicienne, le fils d’un lycanthrope n’apprendra pas forcément à se transformer les nuits de pleine lune.
Rien ne nous oblige à aimer le monde ordinaire.
Nous assurons sa protection uniquement parce que nous le parasitons.
Je hais les parasites !
— À quoi penses-tu ? a demandé Olga.
Le gamin est entré dans le salon. Il s’est précipité vers la chambre communicante, très vite, compte tenu qu’il se trouvait dans le monde normal. Et il s’est mis à fouiller dans l’armoire.
— J’ai le cafard.
— Ça arrive. Tout le monde en passe par là dans les premières années. (La voix d’Olga est devenue très humaine.) Et puis on finit par s’habituer.
— C’est bien ce qui me rend triste.
— Tu devrais te réjouir que nous soyons encore en vie. Au début du siècle, la population des Autres a baissé jusqu’à un seuil critique. Tu sais qu’on a même discuté l’éventualité d’une union entre les Sombres et les Clairs ? Et qu’on a essayé de mettre au point des programmes eugéniques ?
— Oui, je suis au courant.
— La science a failli nous éliminer. On ne croyait plus en nous. Les gens s’imaginaient que la science rendrait le monde meilleur.
Le garçon est revenu dans le salon. Il s’est installé sur le divan, a rectifié la chaînette en argent pendue à son cou.
— Meilleur, ça veut dire quoi ? Nous sommes issus des hommes. Nous avons appris à entrer dans la Pénombre, à modifier la nature des choses et des gens. Mais qu’est-ce que ça change ?
— Au moins, les vampires ne peuvent plus chasser sans licence.
— Explique ça aux humains dont ils boivent le sang.
Le chat est apparu sur le seuil. Il avait les yeux fixés sur nous. Il s’est mis à feuler de colère en regardant la chouette.
— C’est toi qui lui fais cet effet, ai-je dit. Essaye de détourner son attention.
— Trop tard, a répondu Olga. Désolée, je n’y ai pas pensé.
Le gamin s’est levé en sursaut. Beaucoup plus vite qu’il n’était possible dans le monde réel. Maladroitement, sans comprendre ce qu’il faisait, il est entré dans son ombre et il est tombé, les yeux fixés sur moi.
— Je m’en vais, a chuchoté la chouette en disparaissant. Ses griffes se sont crispées sur mon épaule à me faire mal.
— Non ! a crié le gamin. Je sais ! J’ai compris. Vous êtes là !
Il a tenté de se remettre debout, en tendant les bras.
— Je te vois ! Ne me touche pas !
Il était dans la Pénombre. Il avait franchi la limite. Sans aide extérieure, sans cours ni stimulation, sans l’assistance d’un instructeur.
La façon dont tu entres dans la Pénombre la première fois, ce que tu vois et ce que tu ressens en ces circonstances influence en grande partie ce que tu deviendras.
Ton choix entre l’Obscurité et la Lumière.
« Nous n’avons pas le droit de le laisser aux Sombres, l’équilibre à Moscou serait sérieusement compromis. »
Mon garçon, tu es sur le fil du rasoir.
C’est bien plus dangereux qu’une vampire inexpérimentée.
Boris Ignatievitch peut décider de t’éliminer.
— N’aie pas peur, ai-je dit sans bouger de place. N’aie pas peur. Je suis ton ami et je ne te ferai aucun mal.
Le gamin a rampé jusqu’à l’angle de la pièce et il s’est immobilisé. Il ne me quittait pas des yeux. Il n’était pas conscient de se trouver dans la Pénombre. Il lui semblait que l’atmosphère s’était soudain assombrie, que tout était devenu silencieux et que j’avais surgi de nulle part.
— N’aie pas peur, ai-je répété. Je m’appelle Anton. Comment t’appelles-tu ?
Il est demeuré silencieux. Il ravalait spasmodiquement sa salive. Puis il a pressé la main contre son cou pour tâter sa chaînette, ce qui l’a légèrement calmé.
— Je ne suis pas un vampire, ai-je dit.
— Qui êtes-vous ? a-t-il crié.
Heureusement, son cri perçant était inaudible dans le monde ordinaire.
— Anton. Je travaille pour le Contrôle de la Nuit.
Ses yeux se sont écarquillés comme sous l’effet d’une douleur.
— Mon travail consiste à protéger les gens des vampires et des autres créatures de la nuit.
— Ce n’est pas vrai.
— Pourquoi dis-tu ça ?
Il a haussé les épaules. Bien. Il essaye de jauger ses actes, d’argumenter son opinion. La peur ne lui a donc pas fait totalement perdre la tête.
— Comment t’appelles-tu ? ai-je répété.
J’aurais pu faire pression sur lui, le délivrer de sa peur. Mais il se serait agi d’une intervention interdite.
— Egor…
— C’est un joli nom. Moi, je m’appelle Anton. Tu comprends ? Anton Sergueïevitch Gorodetski. Je travaille au Bureau du Contrôle de la Nuit. Hier, j’ai tué un vampire qui essayait de t’attaquer.
— Un seul ?
Parfait. Il acceptait le dialogue.
— Oui, la fille-vampire a pu s’enfuir. Mais on la cherche. Ne crains rien, je suis là pour te protéger… pour éliminer la vampire.
— Pourquoi tout est-il si gris ? a demandé le garçon.
Brave petit ! Son esprit fonctionnait bien.
— Je vais t’expliquer. Mais d’abord, tu dois comprendre que je ne suis pas ton ennemi. D’accord ?
— On verra.
Il avait les doigts crispés sur cette chaînette ridicule, comme si elle avait pu le protéger de quoi que ce soit. Pauvre garçon. Si seulement tout avait été aussi simple. Ni l’argent, ni le bois de tremble, ni les croix ne peuvent te sauver. La vie contre la mort. L’amour contre la haine… Et la force contre la force, parce que la force n’a pas de critères moraux. Il m’a fallu deux ou trois ans pour comprendre le système.
— Egor, écoute ce que je vais te dire.
Je me suis lentement rapproché de lui.
— N’approchez pas !
Sa voix était si brusque qu’on aurait pu croire qu’il tenait une arme. Je me suis arrêté avec un soupir.
— Bon, d’accord. Ecoute-moi. En dehors du monde ordinaire qu’on peut voir, il existe un monde de l’ombre, qu’on appelle la Pénombre.
Il réfléchissait. Malgré sa peur – et il avait très peur, des vagues de terreur aveuglantes parvenaient jusqu’à moi. La peur paralyse certaines personnes. Mais d’autres au contraire y puisent des forces.
J’espérais que moi aussi, je faisais partie de la deuxième catégorie.
— Un monde parallèle ?
Encore le bon vieil arsenal de la littérature fantastique. Mais après tout, les termes n’ont guère d’importance.
— Oui. Et seuls ceux qui possèdent des dons surnaturels ont accès à ce monde.
— Les vampires ?
— Pas seulement. Mais aussi les Lycanthropes, les sorcières, les mages noirs… les mages blancs, les guérisseurs, les prophètes.
— Ils existent vraiment ?
Il était trempé. Ses cheveux collaient à son crâne, son tee-shirt adhérait à son corps, des gouttelettes de sueur coulaient sur ses joues. Malgré tout, le garçon ne me quittait pas des yeux et était prêt à se défendre. Comme s’il avait été en état de le faire.