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— Oui, Egor. Parfois, des gens naissent qui sont capables d’entrer dans le monde de la Pénombre. Ils choisissent d’être du côté du bien ou du côté du mal. Ils choisissent la Lumière ou l’Obscurité. Ils sont différents. On les appelle les Autres.

— Vous êtes un Autre ?

— Oui. Et toi aussi.

— Pourquoi ?

— Tu te trouves dans la Pénombre, mon garçon. Regarde autour de toi. Écoute. Les couleurs se sont effacées. Les bruits se sont tus. L’aiguille des secondes sur l’horloge se déplace à peine. Tu es dans le monde de la Pénombre… Tu as voulu voir le danger et tu as franchi la frontière. Quand tu es ici, le temps s’écoule plus lentement et tout est différent. C’est le monde des Autres.

— Je ne vous crois pas.

Egor s’est retourné rapidement, m’a regardé à nouveau.

— Et pourquoi Greysik est-il là ?

J’ai souri.

— Le chat ? Les animaux obéissent à leurs propres lois, Egor. Les chats vivent dans tous les espaces à la fois, ils ne font pas la différence.

— Je ne vous crois pas, a répété Egor d’une voix tremblante. Je sais que c’est un rêve ! Quand la lumière baisse… Je sais que je dors. Ça m’est déjà arrivé.

— Tu as déjà rêvé que tu pressais l’interrupteur, mais que la lampe ne s’allumait pas ?

Je connaissais la réponse et je l’ai lue dans les yeux du garçon.

— Ou bien elle s’allume, mais très faiblement, comme une bougie ? Tu avances, et l’obscurité s’agite autour de toi, tu tends la main mais tu n’arrives pas à distinguer tes doigts ?

Il n’a pas répondu.

— Ça arrive à chacun d’entre nous, Egor. Les Autres font tous des rêves de ce genre. C’est la Pénombre qui entre en nous, nous attire, se rappelle à notre souvenir. Tu es un Autre. Même si tu es encore très jeune. Et il ne dépend que de toi…

Je n’ai pas remarqué immédiatement qu’il avait fermé les yeux et que sa tête s’inclinait sur le côté.

— Pauvre idiot ! a sifflé Olga sur mon épaule. Il est entré pour la première fois dans la Pénombre par ses propres moyens ! Et il n’a pas assez de force ! Sors-le vite de là, sinon il risque d’y rester !

Le coma de la Pénombre est une maladie courante chez les novices. Je l’avais presque oublié. Je n’avais guère eu l’occasion de travailler avec des nouveaux.

— Egor !

Je me suis élancé vers lui, je l’ai secoué, je l’ai pris sous les aisselles. Il était léger, très léger, la Pénombre n’affecte pas seulement le cours du temps.

— Réveille-toi !

Il ne réagissait pas. Il avait accompli tout seul ce qui demande en général des mois d’entraînement : il était entré dans la Pénombre de manière autonome. Or la Pénombre adore absorber nos forces.

— Sors-le de là, a ordonné Olga. Vite ! Il ne se réveillera pas de lui-même !

C’était le plus difficile. J’avais suivi les cours de secourisme, mais je n’avais encore jamais sorti qui que ce soit de la Pénombre.

— Egor, réveille-toi !

Je l’ai giflé, d’abord doucement, puis de plus en plus fort.

— Réveille-toi, mon garçon ! Tu es en train de t’enfoncer dans la Pénombre ! Réveille-toi !

Il devenait de plus en plus léger, il fondait littéralement entre mes mains. La Pénombre buvait sa vie, pompant ses dernières forces. Elle le métamorphosait, pour transformer Egor en l’un de ses habitants. Qu’avais-je fait ?

— Isole-toi.

La voix d’Olga était froide, elle m’a fait reprendre mes esprits.

— Isole-toi, avec lui… Sentinelle !

Généralement, il me fallait plus d’une minute pour créer une sphère, mais là, cinq secondes ont suffi. Un flash de douleur, comme un minuscule obus explosant dans mon crâne. J’ai renversé la tête quand la sphère négative est sortie de mon corps et m’a entouré telle une bulle de savon nacrée. La bulle a gonflé, englobant le garçon comme à contrecœur.

— C’est bon, maintenant, maintiens-la. Je ne peux rien faire pour t’aider, Anton. Maintiens la sphère !

Olga se trompait. Elle m’aidait, ne serait-ce que par ses conseils. Sans elle, j’aurais perdu encore quelques précieuses secondes avant de penser à créer une sphère.

L’atmosphère s’est éclaircie. La Pénombre continuait de boire nos forces ; les miennes avec difficulté, celles du garçon à loisir, mais elle ne disposait désormais que de quelques mètres cubes d’espace. Ici, les lois de la physique n’ont plus cours, mais d’autres les remplacent. Un équilibre était en train de s’établir entre nos corps et la Pénombre à l’intérieur de la sphère.

Soit la Pénombre allait se dissiper et lâcher sa proie, soit le garçon deviendrait l’un de ses habitants. Il y resterait pour toujours. C’est le sort réservé aux mages qui épuisent toutes leurs ressources par imprudence ou par nécessité. Ou aux novices qui ne savent pas encore se défendre et donnent à la Pénombre bien plus que nécessaire.

Le visage d’Egor virait au gris. Il était en partance pour les espaces infinis du monde crépusculaire.

Le soutenant de mon bras droit, j’ai sorti mon canif de ma poche de la main gauche. J’ai ouvert la lame avec les dents.

— C’est dangereux, a prévenu Olga.

Sans répondre, je me suis tailladé le poignet.

Lorsque le sang s’est mis à couler, la Pénombre a crépité comme une poêle brûlante. Ma vue s’est troublée. La perte de sang n’était pas en cause, c’était ma vie qui s’échappait avec. J’avais brisé mes propres défenses contre la Pénombre.

Mais celle-ci recevait une dose d’énergie qu’elle n’était pas en état d’absorber.

Le monde s’est éclairci. Mon ombre a rebondi sur le sol. La pellicule nacrée de la sphère a éclaté, nous libérant dans le monde ordinaire.

Un fin filet de sang coulait sur la moquette. Le garçon était encore sans connaissance, mais son visage avait repris des couleurs. Le chat criait comme un forcené dans la pièce attenante.

J’ai déposé Egor sur le divan. Je me suis assis à côté de lui. J’ai demandé :

— Olga, un pansement…

La chouette a volé vers la cuisine comme une arabesque blanche, empruntant sans doute un raccourci par la Pénombre car quelques secondes plus tard, elle était de retour, un bandage dans le bec.

Egor a ouvert les yeux à l’instant où je commençais à me bander la main. Il a demandé :

— Qui est-ce ?

— Une chouette. Tu ne vois pas ?

— Qu’est-ce qui m’est arrivé ?

Sa voix ne tremblait presque pas.

— Tu as perdu conscience.

— Pourquoi ?

Son regard effrayé est tombé sur les traces de sang par terre et sur mes habits. Heureusement, il n’avait pas coulé sur le garçon.

— C’est mon sang. Je me suis coupé par accident. Egor, il faut être prudent quand on entre dans la Pénombre. C’est un milieu étranger, même pour les Autres. Lorsque nous y sommes, nous devons constamment dépenser nos forces pour le nourrir de notre énergie. Très légèrement. Si tu ne contrôles pas ce processus, la Pénombre absorbera toute la vie qui est en toi. On n’y peut rien, c’est le prix à payer.

— Et j’ai payé plus que je ne devais ?

— Plus que tu ne possédais. Tu as failli rester pour toujours dans la Pénombre. Tu ne serais pas vraiment mort, mais c’est peut-être pire que la mort.

— Je vais vous aider.

Egor s’est assis, grimaçant légèrement : il avait sans doute le vertige. J’ai tendu le bras, et il m’a bandé le poignet, maladroitement, mais avec application. Son aura n’avait pas changé, elle était toujours fluctuante, toujours neutre. Il connaissait déjà la Pénombre, mais elle ne l’avait pas encore marqué de son sceau.