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— Je l’espère bien, a dit le chef d’une voix grinçante, comme étrangère. Zébulon, tu dois comprendre que si la catastrophe se produit malgré tout… nous aussi, nous en tirerons le maximum.

Une ombre de sourire est apparue sur le visage du mage noir.

— Le nombre de gens qui seront horrifiés par l’événement, qui verseront des larmes et compatiront à la catastrophe sera élevé. Mais il y en aura plus, bien plus qui se colleront avidement à leur petit écran et se délecteront du malheur d’autrui, se réjouiront que leur ville ait été épargnée, plaisanteront sur la chute de Moscou, sur le châtiment venu du ciel. Tu t’en doutes parfaitement, mon cher ennemi.

Ce n’était pas une manifestation de joie mauvaise, les Sombres de rang supérieur ne réagissent pas de manière aussi primitive. Il se contentait de nous informer.

— Cependant, nous sommes prêts, a dit le chef. Sois-en certain.

— J’en suis certain. Mais nous sommes en meilleure position. A moins, Boris, que tu ne dissimules une paire d’atouts dans ta manche.

— Tu sais bien que j’ai toujours un carré d’as.

Il s’est tourné vers moi, comme oublieux soudain de la présence de son adversaire.

— Anton, ce n’est pas le Contrôle du Jour qui alimente cette tornade, mais son auteur qui la fait grossir, un mage noir inconnu d’une force monstrueuse. Il a senti la présence d’Ignat et a voulu forcer les événements. Tu es notre dernier espoir.

— Pourquoi ?

— Je te l’ai déjà dit : vous êtes liés. Il y a trois embranchements dans le champ des probabilités.

Le chef a esquissé un geste et un écran blanc est apparu dans l’air. Zébulon a fait la grimace. Le jaillissement d’énergie l’avait sans doute effleuré.

— Première variante, a dit le chef.

Une ligne noire est apparue, s’achevant en grosse tache hideuse qui débordait de l’écran.

— La plus probable. La tornade atteint son point maximum et l’inferno effectue une percée. Des millions de victimes. Un cataclysme global : nucléaire, biologique, chute d’un astéroïde, tremblement de terre d’amplitude vingt sur l’échelle de Richter. Tout est possible.

— Et la sortie directe de l’inferno ? ai-je demandé.

Le mage noir est demeuré imperturbable.

— Non, a dit le chef, peu probable. Le seuil est encore loin. Sinon, je suppose que le Contrôle du Jour et celui de la Nuit se seraient déjà exterminés mutuellement. Deuxième variante…

Une ligne plus fine a dérivé du premier trait, pour s’interrompre brusquement.

— L’élimination de la cible. La tornade disparaîtra si la cible périt… d’elle-même.

Zébulon a aimablement proposé :

— Et je suis prêt à vous prêter assistance dans cette petite action. Le Contrôle de Nuit ne peut l’accomplir directement, n’est-ce pas ? Il suffit de demander, et nous le ferons pour vous.

Un silence. Puis le chef a éclaté de rire. Zébulon a haussé les épaules.

— Comme vous voudrez. Je le répète, nous vous proposons nos services. Nous n’avons pas besoin d’une catastrophe globale qui exterminera des millions de gens d’un coup. En tout cas pas en ce moment.

— Troisième variante, a poursuivi le chef en se tournant vers moi. Regarde attentivement.

Une autre ligne s’est détachée de la racine commune, s’est rétrécie progressivement jusqu’à s’effacer.

— C’est ce qui se produit si tu entres en jeu.

— Que faut-il que je fasse ?

— Je l’ignore. Les pronostics en matière de probabilités ne permettent pas de déterminer la conduite à suivre. Ce que nous savons, c’est que tu es capable de stopper la tornade.

Une idée stupide m’a traversé l’esprit : j’ai pensé qu’ils continuaient de me tester. Pour m’apprendre à travailler sur le terrain. J’avais tué le vampire, et maintenant… Non. Impossible. Pas avec un tel enjeu.

— Je n’ai jamais stoppé de tornade, ai-je répondu d’une voix blanche, pas vraiment effrayée, plutôt surprise.

Zébulon est parti d’un rire aigu particulièrement déplaisant.

— Je sais bien, a dit le chef.

Il s’est levé, en rabattant les pans de sa tunique, et s’est rapproché de moi. Il avait l’air totalement déplacé dans cet appartement moscovite, sa tenue orientale lui donnait l’allure d’une caricature ratée.

— Personne n’a jamais stoppé une tornade de cette amplitude. Tu seras le premier à essayer.

Je n’ai rien dit.

— Et sache, Anton, que si tu commets une erreur, la moindre erreur, tu seras le premier à périr. Tu n’auras même pas le temps de te réfugier dans la Pénombre. Tu sais ce qui arrive aux Clairs qui sont pris dans une percée de l’inferno ?

La gorge soudain sèche, j’ai fait signe que j’étais au courant.

— Désolé de vous interrompre, mon cher ennemi, a remarqué Zébulon d’un ton ironique, mais vous ne donnez donc pas le choix à vos collaborateurs ? Même à la guerre, on fait appel à des volontaires dans des cas de ce genre.

— Nous sommes tous volontaires, et depuis longtemps, a répondu le chef sans se retourner. Et nous n’avons pas le choix.

— Nous, en revanche, nous avons toujours le choix, a répliqué le mage noir.

— Du moment où nous reconnaissons aux humains le droit de choisir, nous y renonçons pour nous-mêmes, a dit le chef en tournant légèrement la tête. Zébulon, tu fais ton numéro devant un auditoire qui n’est pas le tien. Laisse-nous parler.

Zébulon a baissé la tête.

— Bon, je me tais.

— Essaye, Anton, a repris le chef. Je ne peux rien te conseiller. Essaye. Je te le demande. Et… oublie tout ce qu’on t’a appris. Ne te fie pas à ce que j’ai pu te dire, ni à tes notes de cours, ni à tes propres yeux, ni aux paroles d’autrui.

— À quoi donc me fier, en ce cas ?

— Si je le savais, c’est moi qui sortirais d’ici pour entrer dans cet immeuble.

Nous avons regardé simultanément par la fenêtre. La tornade noire tournait en oscillant. Un passant a soudain quitté le trottoir pour faire un grand détour par la pelouse enneigée. J’ai remarqué que les traces de pas étaient nombreuses dans la neige : les gens ne voyaient pas la présence du Mal, mais ils percevaient une menace.

— Je vais assurer les arrières d’Anton, a dit soudain Olga, et servir de liaison.

— De l’extérieur, a dit le chef. Uniquement de l’extérieur… Anton, vas-y. Nous essayerons d’occulter au maximum ta présence.

La chouette blanche est revenue se percher sur mon épaule.

J’ai regardé mes amis et le mage noir – qui avait pris un air absent – et je suis sorti de la chambre. Aussitôt j’ai senti le silence s’établir dans l’appartement.

Ils m’ont laissé partir sans paroles inutiles, sans conseils superflus ni tapes amicales. Je ne faisais rien d’extraordinaire. Je marchais simplement vers ma mort.

Dehors, tout était silencieux.

Un silence anormal, même dans une paisible cité-dortoir à cette heure tardive. Comme si les habitants s’étaient tous réfugiés chez eux, avaient éteint la lumière, et s’étaient mis au lit, la tête sous la couverture. Mais personne ne dormait. Des taches bleues et rouges tremblotaient sur les vitres. Les téléviseurs étaient allumés : quand les gens ont peur, lorsqu’ils sont oppressés, ils ont pris l’habitude d’allumer la télé et de laisser se succéder les émissions, n’importe lesquelles, du télé-achat au bulletin d’informations. Les humains ordinaires ne voient pas le monde de la Pénombre, mais ils peuvent sentir son approche.

— Olga, que dis-tu de cette tornade ?

— Elle est insurmontable.

C’était un avis définitif.