J’étais debout devant l’entrée de l’immeuble, observant la fine tige de la tornade, pareille à une trompe d’éléphant. Je n’avais aucune envie d’entrer.
— Quand… à partir de quelle taille serais-tu capable de combattre cette tornade ?
Olga a réfléchi.
— Cinq mètres de hauteur. J’aurais une chance. A partir de trois mètres, je l’aurais à coup sûr.
— Et la victime s’en sortira ?
— C’est possible.
Quelque chose me troublait. Dans ce silence surnaturel – même les voitures faisaient un détour pour éviter le quartier – des bruits subsistaient malgré tout.
Puis j’ai compris. C’étaient les chiens qui gémissaient. Dans tous les immeubles avoisinants, doucement, d’une voix plaintive, les pauvres bêtes pleuraient, implorant leurs maîtres. Ils voyaient l’approche de l’inferno.
— Olga. Donne-moi toute l’information dont tu disposes sur cette jeune femme.
— Svetlana Nazarova. Vingt-huit ans. Médecin généraliste. À la clinique municipale numéro dix-sept. Elle n’a jamais attiré l’attention du Contrôle de la Nuit. Ni du Contrôle du Jour. N’a jamais manifesté de capacités magiques. Ses parents et son frère cadet vivent à Brateevo, elle communique avec eux de façon épisodique, surtout par téléphone. Elle a quatre amies proches que nous vérifions. Mais nous n’avons rien trouvé pour l’instant. Ses rapports avec son entourage sont bons, aucune animosité marquée.
— Un médecin, ai-je dit d’une voix pensive. C’est peut-être le fil conducteur. Un vieux ou une vieille… mécontents de ses soins. Dans les dernières années, les pouvoirs magiques demeurés à l’état latent ont tendance à se manifester.
— Nous vérifions déjà cette théorie. Mais sans résultat pour le moment.
C’était idiot de se perdre en hypothèses. Des spécialistes plus malins que moi bûchaient dessus depuis ce matin.
— Quoi encore ?
— Groupe sanguin O. Pas de maladies sérieuses, parfois de légères cardialgies. Première expérience sexuelle à dix-sept ans, avec un camarade de son âge, par curiosité. Un mariage qui a duré quatre mois. Divorcée depuis deux ans. A gardé de bonnes relations avec son ex-mari. Pas d’enfants.
— Les capacités du mari ?
— Aucune. Sa nouvelle femme non plus. Nous les avons testés en premier.
— Des ennemis ?
— Deux collègues femmes qui ne l’aiment guère. Deux collègues hommes dont elle a repoussé les avances. Un ancien camarade d’école qui a essayé d’obtenir un faux certificat médical il y a un an et demi.
— Et?
— Elle a refusé.
— Étonnant. Ils ont des capacités magiques ?
— Presque pas. L’hostilité qu’ils éprouvent à son égard ne dépasse pas un seuil modéré. Ils sont incapables de créer une telle tornade.
— Des décès récents parmi ses patients ?
— Aucun.
— Mais alors, d’où vient cette malédiction ? ai-je demandé (simple question rhétorique). Oui, maintenant je comprends pourquoi le Contrôle est dans une impasse. Une vraie sainte. Cinq ennemis seulement en vingt-huit ans d’existence, elle a de quoi être fière.
Olga n’a rien dit.
— Je suppose qu’il est temps d’y aller.
Je me suis retourné pour regarder la fenêtre d’en face où se profilaient plusieurs silhouettes. L’une d’elles a agité la main.
— Et qu’a fait Ignat exactement ?
— Le procédé classique. Ils ont lié connaissance dans la rue, variante « intellectuel timide ». Ils sont allés prendre un café au bar. Ils ont bavardé. Le niveau de sympathie de la cible a augmenté rapidement. Ignat s’est montré insistant. Il a acheté du champagne et de la liqueur, ils sont allés chez elle.
— Et après ?
— La tornade a commencé à grossir.
— Pour quelle raison ?
— Aucune. Ignat lui plaisait, elle éprouvait même une forte attirance à son égard. Et soudain la tornade a commencé à gonfler à vue d’œil. Ignat a essayé trois styles de conduite, elle l’a clairement invité à rester pour la nuit, et la tornade est devenue gigantesque. Ignat a été rappelé. Et la tornade s’est stabilisée.
— Comment l’a-t-on rappelé ?
J’étais transi de froid et mes chaussures étaient humides. Mais je ne me sentais pas encore prêt à agir.
— « La maman malade. » Un appel sur son mobile, conversation, excuses, promesse de rappeler demain. Tout a été fait dans les règles. Elle n’a pas eu le moindre soupçon.
— Et la tornade s’est stabilisée ?
Olga a attendu avant de répondre, sans doute a-t-elle consulté nos analystes.
— Elle s’est même légèrement affaissée. De trois centimètres. Peut-être un simple effet de reflux, quand elle a cessé d’être alimentée.
J’éprouvais un sentiment confus, un soupçon vague que je n’arrivais pas à formuler.
— Où exerce-t-elle ?
— Ici même, dans ce quartier, cet immeuble compris. Ses malades passent souvent la voir chez elle.
— Parfait, je vais me présenter comme l’un de ses patients.
— Tu as besoin d’aide pour lui implanter de faux souvenirs ?
— Pas la peine, je me débrouillerai.
— Le chef approuve, a annoncé Olga un instant plus tard. Vas-y. Ta légende : Anton Gorodetski, informaticien, célibataire, se soigne depuis trois ans, diagnostic : ulcère de l’estomac, habite le même immeuble, appartement soixante-quatre. Il est actuellement inoccupé, en cas de besoin, on pourra assurer tes arrières.
— Trois ans, je n’arriverai pas à lui faire gober ça, ai-je avoué. Un an. Au maximum.
— D’accord.
Nous avons échangé un regard. Ses yeux d’oiseau qui ne cillaient pas gardaient quelque chose de cette aristocrate crottée qui avait bu du cognac dans ma cuisine.
— Bonne chance. Essaye de diminuer la tornade. A partir de dix mètres, je suis prête à tenter le coup.
Elle a pris son envol, s’éclipsant aussitôt dans la Pénombre, dans ses couches les plus profondes.
Je suis entré, avec un soupir. La tige de la tornade a oscillé, essayant de me frôler. J’ai tendu les paumes et je les ai croisées pour faire le Xamadi, le signe de la négation.
La tornade a reflué en frémissant. Elle n’avait pas peur de moi, mais acceptait les règles du jeu. Grosse comme elle était, elle avait certainement acquis une forme de conscience qui faisait d’elle non plus une obtuse fusée à tête chercheuse mais plutôt un kamikaze rusé et féroce. Un kamikaze expérimenté : une définition a priori ridicule mais qui convient très bien en l’occurrence. Dès lors qu’il fait irruption dans le monde humain, l’inferno est condamné à disparaître, mais ce n’est rien de plus que la mort d’une guêpe issue d’un essaim gigantesque.
— Ton heure n’est pas encore venue, ai-je dit.
L’inferno ne risquait pas de me répondre, mais j’avais envie de prononcer ces mots.
Je suis passé à côté. La tornade semblait coulée dans du verre d’un noir bleuté qui aurait acquis une souplesse caoutchouteuse. Sa surface demeurait presque immobile, mais ses profondeurs d’un bleu très sombre se muant progressivement en obscurité absolue, tourbillonnaient frénétiquement.
J’avais peut-être tort. L’heure avait peut-être sonné…
Il n’y avait même pas de code à la porte d’entrée, plus exactement, la serrure codée avait été cassée. Pas étonnant. Un petit bonjour des forces du Mal. Généralement, je ne prêtais guère attention à leurs menues fredaines, aux graffitis, aux traces de semelles sur les murs, aux lampes brisées et aux ascenseurs vandalisés. Mais là, j’étais particulièrement tendu.