Выбрать главу

Pas besoin de connaître l’adresse. Je sentais la présence de la jeune femme. Je savais où elle se trouvait, je voyais déjà l’appartement, ou plutôt je l’appréhendais en son entier.

Mais j’ignorais toujours de quelle manière je pourrais vaincre cette maudite tornade.

Je me suis arrêtée devant une porte ordinaire, nullement blindée, chose étonnante pour un rez-de-chaussée, surtout dans un immeuble qui n’a plus de code. J’ai respiré un bon coup et j’ai pressé la sonnette. Onze heures du soir. Un peu tard pour une visite.

J’ai entendu des pas. Aucune isolation phonique.

Elle a ouvert immédiatement.

Sans rien demander, sans regarder par le judas, sans mettre la chaîne. A Moscou ! En pleine nuit ! Alors qu’elle était seule dans son appartement ! La tornade annihilait ses derniers restes de prudence, qui lui avaient permis de tenir plusieurs jours. C’est ainsi que périssent généralement les victimes d’une malédiction.

Extérieurement, elle semblait normale. A part les cernes sous les yeux, mais elle n’avait peut-être pas dormi la nuit dernière. Elle portait une jupe, un joli pull, des chaussures élégantes, comme si elle attendait quelqu’un ou s’apprêtait à sortir.

— Bonsoir, Svetlana, ai-je dit.

Elle a semblé vaguement me reconnaître. Mais sans se souvenir où elle m’avait vu : il fallait mettre à profit cet instant de trouble, avant que notre rencontre dans le métro ne puisse lui revenir en mémoire.

Je l’ai effleurée à travers la Pénombre. Très doucement, à cause de la tornade collée au-dessus d’elle et qui risquait de réagir d’un instant à l’autre, et aussi parce que je n’avais pas envie de la tromper.

Même pour son propre bien.

Manipuler les gens peut être intéressant la première fois, mais si ça continue de l’être, ta place n’est pas parmi les Sentinelles de la Nuit. Modifier les impératifs moraux vers le bien est une chose. Truquer les souvenirs en est une autre. C’est parfois inévitable, en respect du Traité ; d’ailleurs nos sorties et nos entrées dans la Pénombre provoquent une brève amnésie chez les personnes présentes.

Mais si, un jour, tu commences à trouver plaisant de jouer avec la mémoire d’autrui, c’est signe qu’il est temps de donner ta démission.

— Bonsoir, Anton.

Sa voix a légèrement frémi quand je l’ai obligée à se souvenir de ce qui n’avait jamais eu lieu.

— Que vous arrive-t-il ?

Avec un sourire amer, je me suis tapoté le ventre. Un ouragan était en train de se déchaîner dans l’esprit de la jeune femme. Je n’étais pas assez expert pour lui imposer une fausse mémoire organisée à l’avance. Heureusement, il suffisait de lui suggérer deux ou trois petites choses, pour qu’elle élabore elle-même sa propre illusion. Elle était en train de construire mon image à partir d’un garçon qu’elle avait connu dans le temps et qui me ressemblait physiquement, d’un autre depuis longtemps perdu de vue, mais dont le caractère lui était sympathique, d’une vingtaine de patients de mon âge et de plusieurs voisins… Je me contentais de donner un coup de pouce à ce processus pour former un souvenir qui se tienne. Un brave type… neurasthénique… souvent souffrant… qui flirte avec elle, mais très légèrement… manque totalement d’assurance… habite l’escalier voisin.

— Vous avez mal ?

Elle a rassemblé ses esprits. C’était un bon médecin. Par vocation.

— Un peu. J’ai bu un coup hier soir.

Mon attitude exprimait un profond repentir.

— Voyons, Anton, je vous avais pourtant prévenu. Entrez.

Je suis entré, j’ai refermé la porte : elle n’y a même pas pensé.

En me déshabillant, j’ai jeté un coup d’œil à l’appartement.

Un papier peint standard, un vieux tapis élimé, des vieilles bottines, une lampe avec un simple abat-jour en verre, un téléphone sans fil à support mural d’un modèle chinois bon marché. Un intérieur pauvre. Propre. Banal. Et pas seulement parce que les médecins de quartier sont mal rétribués. Elle ne ressentait pas le besoin de créer un cadre douillet. Ce qui était fort regrettable.

Au niveau de la Pénombre, les lieux faisaient meilleure impression. Aucune flore indésirable, aucune trace Sombre. À part la tornade, bien sûr. Elle régnait en maître. Je la voyais de sa tige qui tournait autour de la tête de la jeune femme jusqu’à sa frondaison haute de trente mètres.

J’ai suivi Svetlana dans l’unique pièce, nettement plus plaisante que l’entrée. Le divan luisait d’une chaude tache orange, pas en son entier, mais dans l’angle près de la lampe vieillotte. Deux murs étaient entièrement couverts de livres. Il y en avait sept étagères.

Je commençais à la comprendre. Non en tant que sujet de mon travail, non en tant que victime possible d’un mage noir inconnu ni en tant que cause involontaire d’une catastrophe, mais en tant qu’être humain. Une enfant nourrie de livres, introvertie et complexée, caressant des rêves saugrenus et l’idée puérile qu’un prince charmant la cherchait et la trouverait forcément un jour. Sa profession de médecin, quelques amies, quelques copains et énormément de solitude. Une conscience professionnelle évoquant le code moral des constructeurs du communisme, de rares visites au café et de rares amours passagères. Et des soirées identiques les unes aux autres, sur le divan avec un livre ou devant les mirages somnifères du petit écran, le téléphone traînant à côté.

Comme ils sont nombreux, ces petits garçons et ces petites filles d’âge indéterminé, élevés par des parents intellectuels mal dans leur peau. Tristement inadaptés à toute forme de bonheur. Comme on a envie de les plaindre. De les effleurer à travers la Pénombre, très légèrement. Pour leur donner un peu plus d’assurance, un soupçon d’optimisme, un gramme de volonté, une pincée d’ironie. De les aider afin qu’ils soient capables d’aider les autres.

Mais c’est interdit.

Chaque bonne action en autorise une mauvaise en retour. Le Bien entraîne le Mal. Il y a le Traité ! Les Bureaux de Contrôle ! L’équilibre du monde…

Tu dois le supporter ou devenir fou, enfreindre la loi, marcher à travers la foule en distribuant aux gens des cadeaux gratuits qu’ils n’ont pas demandés, modifiant des destins, te demandant à quel carrefour vont se profiler tes anciens amis et tes ennemis de toujours pour t’expédier de concert dans la Pénombre. Définitivement.

— Comment va votre mère ?

Ah oui, le patient Anton Gorodetski est censé avoir une vieille maman. Qui souffre d’ostéopathie et d’un tas d’autres maladies liées à l’âge. Elle aussi se soigne chez Svetlana.

— Elle va bien, merci. Moi, en revanche…

— Allongez-vous.

J’ai relevé ma chemise et mon pull et je me suis étendu sur le divan. Svetlana s’est assise à côté. Ses doigts tièdes ont ausculté mon ventre et mon foie.

— C’est douloureux ?

— Non, c’est passé.

— Vous avez bu beaucoup ?

J’ai répondu à ses questions, cherchant les réponses dans sa mémoire. Il ne s’agissait pas de passer pour un agonisant. Oui, une douleur sourde… après avoir mangé… là, ça recommençait très légèrement à me faire mal.

Elle a retiré ses mains.

— Vous avez une gastrite, Anton, il n’y a pas de quoi se réjouir. Je vais vous rédiger une ordonnance.

Elle s’est levée, s’est dirigée vers la porte pour prendre son sac pendu au portemanteau.

Je n’avais pas quitté la tornade de l’œil. Rien ne se passait. Ma venue n’avait pas renforcé l’inferno, mais ne pouvait pas l’affaiblir.

— Anton… (J’ai reconnu la voix d’Olga qui me parvenait à travers la Pénombre.) Anton, la tornade a diminué de trois centimètres. Tu as fait quelque chose qui a dû l’influencer, essaye de savoir quoi, Anton.