Je suis monté à côté de Semion. Ilya était installé à l’arrière : le chef avait décidé d’expédier des renforts.
La voix d’Olga m’a rattrapé :
— Anton. Souviens-toi que tu as contracté une dette. Ne l’oublie pas, ne l’oublie pas un seul instant.
Sur le moment, je n’ai pas compris. La petite sorcière du Contrôle du Jour ? Quel rapport avec cette histoire ?
Le cabriolet a démarré en trombe, raclant du ventre les agglomérats de glace. Semion a juré en tournant le volant et la voiture a roulé avec un vrombissement indigné en direction de l’avenue.
— A quel imbécile as-tu emprunté cette bagnole ? ai-je demandé. Rouler dans une voiture de sport par un temps…
— Chut ! s’est exclamé Ilya en riant. C’est Boris Ignatievitch qui t’a prêté son moyen de locomotion.
— Sans blague ?
Le chef se rendait toujours à la boîte dans une BMW de service. J’ignorais qu’il avait le goût du luxe inutile.
— Parole d’honneur. Tu l’as bien ratatinée, a-t-il ajouté en indiquant la tornade suspendue au-dessus des immeubles. Je ne te connaissais pas ces pouvoirs !
— Je n’y ai pas touché. J’ai seulement parlé à la jeune femme.
— Ne me dis pas que tu ne l’as pas culbutée ! s’est exclamé Ilya.
C’était sa manière de parler quand il était énervé. Et nous avions tous de nombreuses raisons de l’être. Mais j’ai fait la grimace. Le mot m’a paru artificiel dans sa bouche… ou peut-être qu’il m’a choqué.
— Non, Ilya, ne parle pas comme ça.
— Désolé. Qu’as-tu donc fait ?
— Je lui ai simplement parlé.
La voiture venait de déboucher dans l’avenue.
— Cramponnez-vous, a dit Semion.
Je me suis senti pressé contre le dossier de mon siège. Derrière moi, Ilya a allumé une cigarette.
Il ne m’a fallu qu’une vingtaine de secondes pour comprendre que ma course précédente n’avait été qu’une lente promenade de plaisance.
— Semion, les probabilités d’accident ont bien été écartées ? ai-je demandé.
La voiture filait à travers la nuit comme si elle cherchait à dépasser la lumière de ses propres phares.
— Ça fait soixante-dix ans que je manie le volant, a jeté Semion avec dédain. J’ai conduit des camions d’approvisionnement sur les glaces du lac Ladoga, pendant le siège de Leningrad.
J’ai pensé, malgré moi, que c’était moins dangereux. La vitesse n’était pas la même, et les Autres n’ont aucun mal à prévoir la chute d’une bombe. Nous ne croisions pas beaucoup de voitures, mais nous en croisions, l’état de la chaussée était plus qu’exécrable et notre mode de transport totalement inadapté.
— Ilya, que s’est-il passé là-bas ? ai-je demandé, m’efforçant de ne pas regarder le camion qui s’écartait un peu trop lentement de notre trajectoire. Tu es au courant ?
— Avec la vampire et le gamin ?
— Oui.
— Nous nous sommes conduits comme des cons. Mais des cons relatifs… Tigron et Ours ont suivi la procédure normale. Ils se sont présentés aux parents du gosse comme des cousins éloignés qu’ils étaient ravis de revoir.
— Nous arrivons de l’Oural ? ai-je demandé, me souvenant du cours de relations humaines et des variantes les plus pratiques pour lier connaissance.
— Oui, ça a marché comme sur des roulettes. Tout le monde a bu un bon coup en dégustant des spécialités de l’Oural… achetées au supermarché du coin.
Mais oui, Ours était arrivé avec un sac bien garni.
— Bref, ils ont pris du bon temps.
La voix d’Ilya a manifesté non tant de l’envie qu’une approbation pleine et entière.
— Bien au chaud, avec tout le confort moderne. Le gamin était tantôt avec eux, tantôt dans sa chambre… Comment auraient-ils su qu’il était déjà capable d’entrer dans la Pénombre ?
Mon cœur s’est glacé.
Comment auraient-ils pu savoir ?
Je ne leur avais rien dit. Ni à eux ni au chef. À personne. J’étais content d’avoir sorti le gosse de la Pénombre en sacrifiant quelques gouttes de mon sang. Comme un héros solitaire.
Ilya a poursuivi sans se douter de rien.
— La vampire lui a envoyé son Appel. Avec beaucoup de précision. Les copains n’ont rien senti. Elle l’a coincé, et le gosse n’a pas pipé mot. Il est entré dans la Pénombre et il est monté sur le toit.
— Par quel moyen ?
— En escaladant les balcons, ça ne fait que trois étages jusqu’au sommet. La vampire l’attendait. Elle savait qu’il était gardé. Dès qu’elle lui a mis le grappin dessus, elle a révélé sa présence. En ce moment, les parents dorment à poings fermés et la vampire attend, avec le gosse serré contre son cœur. Tigron et Ours sont dans tous leurs états.
Je n’ai rien dit. Il n’y avait rien à dire.
— C’est notre faute, a conclu Ilya malgré tout. Et la faute à un malheureux concours de circonstances. Personne n’avait initié ce gamin… Qui aurait pu savoir qu’il était capable d’entrer dans la Pénombre ?
— Moi, je le savais.
Peut-être sous la pression des souvenirs. Ou peut-être à cause des craintes engendrées par cette course folle, j’ai regardé dans la Pénombre.
Heureux les simples humains qui ne la verront jamais. Malheureux les simples humains qui ne seront jamais capables de la voir.
Un profond ciel gris dépourvu d’étoiles, visqueux comme une gelée, miroitant d’une faible clarté funèbre. Les silhouettes s’estompaient, fondaient : immeubles aux murs tapissés de mousse bleue, arbres dont les branches mouvantes ne devaient rien à l’action du vent, lampadaires au-dessus desquels tournoyaient les oiseaux crépusculaires, agitant avec lenteur leurs courtes ailes. Les voitures roulaient sans hâte, les passants bougeaient à peine les jambes. Les images passaient par un filtre gris et les sons étaient étouffés, comme si on t’avait enfoncé du coton dans les oreilles. Un film muet en noir et blanc, fantaisie d’un réalisateur en mal d’originalité. Le monde où nous puisons nos forces. Le monde qui boit notre vie. La Pénombre. Tout se joue généralement la première fois que tu y pénètres. La brume grise dissout la carapace accumulée ta vie durant, extrait ce noyau qu’on appelle l’âme et le goûte. Et lorsque tu te sens craquer sous la dent de la Pénombre, qu’un vent froid te transperce, corrosif comme la salive d’un serpent… alors, tu deviens un Autre.
Et tu choisis de quel côté tu veux être, et ton état d’esprit du moment exerce une influence décisive.
— Le garçon est encore dans la Pénombre ? ai-je demandé.
— Ils y sont tous… Anton, pourquoi n’as-tu rien dit ?
— Je n’y ai pas pensé. Je n’y ai pas accordé d’importance. Je n’ai pas l’habitude de travailler sur le terrain.
Ilya a hoché la tête.
Nous ne sommes pas très doués pour nous faire des reproches. Surtout quand l’un de nous est vraiment coupable. C’est d’ailleurs inutile, notre punition est toujours autour de nous. La Pénombre nous accorde des forces inaccessibles aux humains, nous donne une vie presque éternelle selon leurs critères. Mais elle nous prend tout quand sonne notre heure.
Dans un sens, nous vivons à crédit. Pas seulement les vampires qui ont besoin de tuer pour prolonger leur étrange existence. Les Sombres ne peuvent pas se permettre d’être altruistes. Pour nous, c’est exactement le contraire.
— Si je ne m’en sors pas…
Je n’ai pas achevé ma phrase.
Le spectacle avait même une certaine beauté, vu à travers la Pénombre. Sur le toit du ridicule « clapier sur pattes » étincelaient des lueurs multicolores. En ces lieux, seules nos émotions sont colorées. En cet instant, elles étaient nombreuses.