C’était mauvais signe.
Je me suis glissé entre les portes qui se refermaient et je me suis immobilisé, à l’écoute de mes sensations. Avais-je deviné juste ? Visuellement, je n’avais toujours pas repéré mon objectif.
Mais il était bien là.
Le train roulait, et mes instincts déchaînés criaient : « Ici ! Tout près ! »
Peut-être même dans ce wagon ?
J’ai observé discrètement les gens qui m’entouraient, mais aucun ne présentait d’intérêt.
Il fallait attendre.
Station Perspective Mir, j’ai senti mon objectif s’éloigner, j’ai bondi sur le quai. Il était quelque part à proximité…
A la correspondance, mes sensations sont devenues presque douloureuses. J’avais déjà repéré plusieurs candidats potentiels : deux jeunes filles, un jeune homme, un jeune garçon.
Tous quatre sont montés dans le même wagon. C’était une chance. Je les ai suivis et j’ai attendu.
Une jeune fille est descendue à la Gare de Riga sans que ma sensation s’affaiblisse.
Le jeune homme est descendu à Station Alexeev.
Fort bien. Le choix se réduisait. La fille ou le garçon ?
Je me suis permis de les observer en douce. La jeune fille était rondelette, avec des joues vermeilles, elle lisait attentivement le journal MK sans manifester la moindre inquiétude. Le gamin, maigre et frêle, se tenait devant la porte et dessinait sur la vitre avec son doigt.
A mes yeux, la jeune fille était beaucoup plus… appétissante. Deux chances contre une que ce soit elle.
Mais le fait d’être un homme influençait mon point de vue.
Je commençais déjà à percevoir l’Appel. Il n’était pas encore verbal, c’était une simple mélodie tendre et langoureuse. La musique s’est tue dans mes écouteurs. L’Appel la couvrait sans peine.
Ni la jeune fille ni l’adolescent ne manifestaient d’inquiétude. Soit la cible avait un seuil de résistance très élevé, soit, au contraire, elle s’était laissé prendre immédiatement.
Le train est arrivé à la station Parc des Expositions, le jeune garçon a quitté le wagon et s’est dirigé vers la sortie. La jeune fille est restée.
Malédiction !
Tous deux étaient encore trop près et je n’arrivais pas à comprendre l’origine de mes sensations.
Soudain, la mélodie s’est amplifiée et des paroles ont commencé à s’y mêler.
Une voix de femme !
J’ai jailli du wagon au dernier moment pour suivre le garçon.
Parfait. La chasse touchait à sa fin.
Le problème, c’était l’amulette déchargée. Comment allais-je m’en passer ?
Il y avait très peu de monde. Le garçon, une femme avec un enfant et, derrière moi, un colonel d’un certain âge au visage marqué. Il avait une belle aura, lumineuse, dans des tons bleu et gris acier. L’idée ironique m’a même traversé qu’au besoin, j’aurais pu l’appeler à la rescousse. C’était le type d’homme qui croyait encore à la notion d’honneur.
Sauf qu’en l’occurrence, il me serait à peu près aussi utile qu’une tapette tue-mouches contre un éléphant.
Chassant ces pensées idiotes de ma tête, je me suis concentré sur le garçon. Les yeux clos, j’ai étudié son aura.
Le résultat était déconcertant.
Il était entouré d’une clarté changeante, à moitié transparente. Qui se teintait tour à tour de rouge ou de vert intense, lançant parfois des lueurs bleu sombre.
Un cas exceptionnel. Son destin n’était pas encore formé. Son potentiel demeurait flou. Ce garçon pouvait devenir une parfaite crapule, ou un homme bon et juste ou encore personne, un être vide – ils sont légion en ce monde. Son futur était entièrement en devenir. Ce type d’aura est habituel chez les enfants jusqu’à l’âge de deux ou trois ans. Mais devient de plus en plus rare au fur et à mesure qu’ils grandissent.
Je comprenais désormais pourquoi l’Appel l’avait choisi. Un mets de choix, si j’ose dire.
J’ai senti ma bouche se remplir de salive.
C’était trop long, beaucoup trop long. Je regardais le garçon, son cou mince protégé d’une écharpe, et je maudissais le chef, les traditions, les rituels, tout ce qui constituait mon travail. Mes gencives me démangeaient, ma gorge était sèche.
Le sang a un goût salé, avec une légère amertume, mais lui seul pouvait apaiser cette soif.
Malédiction !
Le jeune garçon, quittant l’escalator, a traversé le vestibule à vive allure pour disparaître derrière les portes vitrées. L’espace d’un instant, je me suis senti mieux. Ralentissant le pas, je l’ai suivi et l’ai vu plonger dans le passage souterrain. Il courait à la rencontre de l’Appel.
Vite!
Je me suis approché d’un kiosque et j’ai jeté deux pièces au vendeur.
— Donnez-moi cette petite bouteille-là, ai-je dit, en évitant de montrer mes dents.
Le vendeur, un gars boutonneux à moitié endormi qui semblait avoir un verre dans le nez, me l’a tendue en m’avouant honnêtement :
— Cette vodka n’est pas très bonne. Ce n’est pas du poison, mais tout de même…
— La bonne coûte plus cher, ai-je répliqué.
Cette vodka était frelatée, sans le moindre doute, mais c’était ce qu’il me fallait en ce moment précis. J’ai décapsulé la bouteille d’une main ; de l’autre j’ai sorti mon téléphone mobile et j’ai appuyé sur le bouton de rappel automatique. Le vendeur m’a regardé d’un air surpris. J’ai bu une gorgée. La vodka avait une odeur d’essence et un goût encore plus exécrable. Ils devaient remplir les bouteilles au coin de la rue, avec de l’alcool dénaturé. J’ai couru en direction du passage.
— Allô, oui.
Ce n’était plus Larissa. La nuit, Pavel était généralement de garde.
— C’est Anton. Notre objectif est à côté de l’hôtel Cosmos, quelque part dans une cour. Je suis sur sa trace.
Mon interlocuteur s’est réveillé.
— J’envoie une brigade ?
— Oui. J’ai déjà déchargé l’amulette.
— Que s’est-il passé ?
Un SDF qui somnolait au milieu du passage a tendu la main, comme dans l’espoir que je lui fasse cadeau de la bouteille à peine entamée. Je suis passé en courant.
— Un autre problème… Pavel, il faut faire vite.
— Nos gars sont déjà en route.
J’ai senti une aiguille chauffée au rouge me transpercer la mâchoire. Saloperie.
— Pavel, je ne réponds pas de moi, ai-je jeté rapidement avant de couper la communication.
Et de me retrouver nez à nez avec une équipe de police.
C’était décidément une habitude.
Pourquoi faut-il que les forces de l’ordre apparaissent toujours au plus mauvais moment ?
— Sergent Kaminski, s’est présenté le jeune flic. Vos papiers…
De quoi s’apprêtaient-ils à m’accuser ? D’ivresse sur la voie publique, très probablement.
J’ai enfoncé la main dans ma poche et j’ai touché l’amulette. Elle était à peine tiède. Mais je n’avais pas besoin de beaucoup d’énergie.
— Je ne suis pas là, ai-je dit.
Leurs yeux qui me scrutaient en calculant l’argent qu’ils pourraient me soustraire sont devenus vides, la dernière étincelle de raison les a quittés.
— Vous n’êtes pas là, ont-ils répété en chœur.
Je n’avais pas le temps de les programmer. J’ai lancé la première chose qui m’est passée par la tête :