Et le garçon aussi.
— Allons-y, ai-je dit en lui tendant la main et en touchant son épaule. C’est dur de tenir ici. Nous risquons d’y rester pour toujours.
— Ça m’est égal.
— Tu ne comprends pas, Egor ! C’est une souffrance ! Une souffrance sans fin : se diluer dans la Pénombre. On ne peut même pas l’imaginer. Il faut partir !
— Pour quoi faire ?
— Pour vivre.
— A quoi bon ?
Mes doigts gourds refusaient de se plier. Le revolver était devenu lourd et froid comme un bloc de glace. Je ne tiendrais guère plus de deux minutes encore.
J’ai regardé Egor dans les yeux.
— À chacun de décider pour soi. Moi, je m’en vais. J’ai des raisons de vivre.
— Pourquoi veux-tu me sauver ? Votre Contrôle de la Nuit a besoin de moi ?
— Je ne pense pas que tu intégreras notre Contrôle, ai-je dit, de manière inattendue.
Il a souri. Une ombre nous a traversés : Semion. Que venait-il de voir ? Nos amis avaient-ils besoin d’aide ?
Et moi, j’étais assis là, perdant mes dernières forces, tentant d’empêcher le suicide d’un jeune Autre… qui était condamné de toute façon.
— Je m’en vais, ai-je dit. Pardonne-moi.
Mon ombre s’accrochait à moi, elle adhérait à mes doigts et me collait au visage. Je m’en arrachais par à-coups, la Pénombre grésillait, mécontente, déçue par ce comportement.
— Aide-moi, a demandé Egor.
Je n’entendais presque plus sa voix, j’étais presque sorti. Il a prononcé ces mots à la dernière seconde.
J’ai tendu la main pour saisir la sienne. J’étais déjà expulsé dans la couche supérieure, repoussé, le brouillard fondait autour de moi. Mon aide était purement symbolique, le garçon devait faire lui-même l’essentiel.
Il l’a fait.
Nous avons déboulé au premier niveau de la Pénombre. Le vent froid m’a frappé au visage, mais c’était presque agréable, vu les circonstances. Les mouvements indécis autour de nous se sont mués en bataille ; les couleurs grisâtres, délavées, paraissaient presque vives.
Quelque chose avait changé durant les quelques secondes qu’avait duré mon absence. La vampire se débattait toujours sous le poids d’Ours. Le jeune sorcier était étendu, mort ou sans connaissance, Tigron et la sorcière continuaient à se bagarrer…
Le serpent !
Le cobra enflait comme sous l’effet d’une pompe à air, il occupait déjà le quart du toit. Il jaillissait vers le ciel. Semion se tenait près des anneaux serrés, accroupi en une pose de combat, et de petites boules orange s’échappaient de ses paumes pour frapper le corps de flammes blanches. Il ne visait pas le serpent, mais celui qu’enserraient ses anneaux, qui aurait dû périr depuis longtemps et qui continuait pourtant de résister.
Une explosion !
Un tourbillon de lumière, des bribes de ténèbres. En m’écroulant sur le dos, j’ai renversé Egor, mais j’ai eu le temps de le retenir par la main. Tigron et la sorcière ont été projetées séparément vers le bord du toit. Ours a lâché la vampire, sérieusement amochée mais toujours vivante. Semion a chancelé mais il est parvenu à conserver son équilibre, un champ de défense opalescent l’a recouvert.
Le seul à tomber du toit fut le sorcier inconscient : dans sa chute, il a défoncé la rambarde rouillée et son corps inerte a disparu.
Ilya est resté debout, immobile, je ne voyais aucune défense autour de lui, il continuait d’observer la scène avec curiosité, sans lâcher sa baguette.
Les restes du cobra ont jailli en l’air, se sont dispersés en nuages de lumière, ont fondu en gerbes d’étincelles, en rayons de clarté. Sous ce feu d’artifice, Zébulon se remettait lentement debout, les bras tendus en un geste magique particulièrement complexe. Il avait perdu tous ses vêtements et son corps s’était métamorphosé durant la bataille pour prendre l’apparence d’un démon de type classique : des écailles glauques en guise de peau, un crâne de forme irrégulière couvert de poils hirsutes, des yeux étroits aux pupilles verticales. Il était pourvu d’un sexe hypertrophié et d’une courte queue fourchue.
— Arrière, a crié Zébulon. Arrière !
Pour sûr, un chaos total régnait en ce moment parmi les humains… Accès de désespoir aigu et de joie aveugle, malaises cardiaques, actes absurdes, disputes entre amis de toujours, trahison d’amoureux fidèles… Ils ne pouvaient voir ce qui se passait, mais leurs âmes en étaient affectées.
Pourquoi tout cela ?
Quel but poursuivait donc le Contrôle du Jour ?
Et là, j’ai ressenti un grand calme. Froid, logique. Une sensation que j’avais eu le temps d’oublier.
Une combinaison complexe. Partons du principe que tout se déroule selon un plan préétabli par le Contrôle du Jour. Puis réunissons les hasards, en commençant par ma chasse dans le métro, non, plutôt par l’instant où un vampire s’est vu assigner comme nourriture une jeune fille dont il ne pouvait que tomber amoureux.
Mes pensées défilaient si vite que j’avais l’impression de m’être mué en catalyseur, d’être branché aux esprits de mes collègues, comme le faisaient parfois nos analystes. Rien de tel ne s’était produit. Simplement, les éléments du puzzle ont commencé à bouger et à se remettre en place.
Le Contrôle du Jour ne se souciait pas de la vampire.
Le Contrôle du Jour n’allait pas entrer en conflit avec nous pour un gamin ayant peut-être un fort potentiel.
Le Contrôle du Jour n’avait qu’une seule raison valable pour agir de la sorte.
Un mage noir d’une force monstrueuse.
Un mage noir capable de renforcer leurs positions, pas seulement à Moscou mais sur tout le continent.
Mais ils avaient déjà obtenu ce qu’ils voulaient : nous avions promis de leur remettre ce mage en main propre.
Ce mage noir, désignons-le par x, était la seule véritable inconnue dans cette histoire. On pouvait attribuer un y à Egor dont la résistance à la magie était vraiment trop grande pour un novice. Cependant, le garçon était un élément identifié, même si son facteur demeurait problématique.
Un élément intégré artificiellement au problème. Pour embrouiller les données.
— Zébulon ! me suis-je écrié.
Egor remuait derrière moi, essayant de se remettre debout et dérapant sur la glace. Semion était en train de reculer, en conservant son champ de défense. Ilya regardait la scène d’un air détaché. L’Ours se dirigeait à nouveau vers la vampire qui tentait vainement de se redresser. Tigron et la sorcière Alissa se rapprochaient l’une de l’autre.
Le démon m’a regardé.
— Zébulon ! Je sais pour qui vous êtes en train de lutter.
Non, je ne le savais pas encore. Mais je commençais à comprendre, le puzzle se reconstituait et me montrait un visage familier…
Les mâchoires du démon se sont ouvertes sur les côtés, comme celles d’un coléoptère. Il rappelait de plus en plus un insecte gigantesque, ses écailles se soudaient pour former une carapace, ses organes génitaux et sa queue n’étaient plus visibles, des pattes supplémentaires étaient en train de lui pousser sur les flancs.
— En ce cas, tu es… mort.
Sa voix n’avait pas changé, elle avait même acquis un ton encore plus pensif et raffiné. Il a tendu dans ma direction un bras qui s’allongeait progressivement en gagnant des jointures supplémentaires.
— Approche, a-t-il murmuré.
Tout le monde s’est figé. Sauf moi : j’ai fait un pas vers le mage noir. Il ne restait plus trace de ma défense mentale, fruit de nombreuses années d’entraînement. Je ne pouvais pas refuser d’obéir à Zébulon, j’en étais totalement incapable.