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— Arrête ! a rugi Tigron, se détournant de la sorcière, mal en point mais encore combative. Arrête !

J’aurais bien voulu. Mais c’était impossible.

— Anton, ai-je entendu derrière moi, retourne-toi.

J’étais encore capable de tourner les yeux, m’arrachant au regard d’ambre avec ses pupilles verticales.

Egor était accroupi, il n’avait pas la force de se relever. Étonnant qu’il n’ait pas perdu connaissance… Ceux qui, depuis le début, renforçaient ses capacités de l’extérieur avaient cessé de l’alimenter en énergie. Un potentiel amplifié de manière artificielle, qui avait éveillé l’intérêt du chef. Le facteur « y ». Destiné à embrouiller les cartes.

Il tenait l’amulette d’ivoire à la main.

— Attrape ! a-t-il crié en la lançant.

— Ne la prends pas ! a ordonné Zébulon.

Trop tard, je m’étais déjà penché pour saisir l’objet. Il brûlait comme un charbon ardent.

— Zébulon… tu n’as plus de pouvoir sur moi.

Le démon a rugi en s’avançant. Il n’avait plus de pouvoir sur moi, mais ce n’était pas la force physique qui lui manquait.

— Halte-là, a dit Ilya.

Un mur blanc éblouissant a coupé l’espace entre nous, Zébulon a hurlé en le heurtant de plein fouet, la barrière lumineuse l’a rejeté en arrière. Il a secoué ses pattes échaudées. Il n’avait plus l’air effrayant, mais plutôt comique.

— Une combinaison bien agencée, ai-je dit. Élémentaire, n’est-ce pas ?

Un soudain silence s’est établi sur le toit. Tigron et Alissa se tenaient côte à côte sans plus chercher à se battre. Le regard de Semion allait de Ilya à moi, difficile de dire qui de nous deux l’étonnait le plus. La vampire sanglotait doucement. C’est elle qui souffrait le plus, elle avait dépensé toutes ses forces pour ne pas succomber à l’attaque d’Ours et tentait péniblement de se régénérer. Au prix d’un effort incommensurable, elle est sortie de la Pénombre pour se muer en silhouette confuse.

Même le vent semblait s’être tu.

— Comment faire un mage noir de quelqu’un qui est bon à l’origine ? ai-je demandé. Comment attirer du côté de l’Obscurité quelqu’un qui ne sait pas haïr ? On peut l’accabler de désagréments variés, par petites doses, dans l’espoir de l’aigrir… Sauf que ça ne marche pas. L’être humain en question, plus exactement la femme en question, étant vraiment trop pure.

Ilya a émis un petit rire d’approbation. J’ai regardé Zébulon dans les yeux ; on n’y lisait plus qu’une rage impuissante.

— La seule personne qu’elle pourrait se mettre à détester, c’est elle-même. Une manœuvre qui sort de l’ordinaire. Alors, sa mère tombe malade. La jeune femme se ronge l’âme, méprisant son impuissance et l’impossibilité de lui venir en aide. Après quoi, on l’accule dans une impasse où elle sera forcée de ressentir de la haine : se haïr soi-même, c’est déjà un début. Mais il y a une variante dans le champ des probabilités. Une petite chance qu’un agent du Contrôle de la Nuit, qui n’est pas habitué à travailler sur le terrain…

Mes jambes se sont dérobées sous moi – je n’avais pas l’habitude de séjourner aussi longtemps dans la Pénombre. J’ai failli tomber à genoux devant Zébulon, ce qui m’aurait profondément déplu, mais Semion s’est avancé rapidement et m’a retenu par les épaules. Il devait faire ça depuis cent cinquante ans.

— … Qui ne sait pas travailler sur le terrain, ai-je répété, n’agisse pas selon un schéma standard. N’essaye pas de consoler la jeune femme à qui toute pitié serait fatale. Il faut donc s’arranger pour qu’il soit pris ailleurs. Créer une situation où il n’ait plus un instant à lui. L’occuper avec une mission de moindre importance où il s’investisse personnellement, en jouant sur son sentiment de responsabilité, sur sa sympathie. Tous les moyens sont bons. Y compris sacrifier un modeste vampire. Pas vrai ?

Zébulon était en train de retrouver rapidement son apparence humaine d’intellectuel mélancolique.

A quoi bon ? J’avais déjà vu ce que la Pénombre faisait de lui. L’aspect qui traduisait le mieux son être intime.

— Une jolie combinaison, ai-je poursuivi. J’en mets ma main au feu, la mère de Svetlana n’avait pas pour destin de mourir prématurément d’une maladie grave. Il a suffi d’une petite intervention de votre part, dans les limites tolérables… Mais qui nous donne le droit d’intervenir à notre tour.

— Elle est à nous ! a dit Zébulon.

J’ai secoué la tête.

— Non. L’inferno ne va pas faire de percée. Sa mère va guérir. Je vais aller chez Svetlana… pour tout lui raconter. Elle rejoindra le Contrôle de la Nuit. Zébulon, vous avez perdu. Vous avez perdu malgré tous vos efforts.

Des bribes de vêtements dispersés sur le toit ont rampé vers le mage noir, se sont reconstitués pour le couvrir. Zébulon était redevenu un homme doux et charmant, aux yeux empreints de tristesse.

— Aucun d’entre vous ne partira d’ici, a-t-il déclaré.

L’obscurité a commencé à bouillonner derrière lui, pareille à deux ailes noires immenses.

Ilya a de nouveau éclaté de rire.

Zébulon l’a regardé de travers.

— Je suis plus fort que vous tous. Tes forces d’emprunt ne sont pas inépuisables. Vous allez tous rester ici définitivement, dans la Pénombre, plus profondément que vous n’avez jamais craint de plonger.

— Anton, il n’a toujours pas compris, a dit Semion avec un soupir.

Je me suis tourné vers Ilya :

— Boris Ignatievitch, cette mascarade n’est plus nécessaire ?

— Bien sûr que non, mon petit Anton. Mais j’ai si rarement l’occasion d’observer le chef du Contrôle du Jour en pleine action… Un vieil homme comme moi a bien le droit de se distraire un peu de temps à autre. J’espère qu’Ilya s’est amusé autant que moi à occuper ma place…

Le chef a retrouvé son aspect normal. D’un coup, sans transitions théâtrales ni effets spéciaux. Il était toujours en tunique orientale et fez, mais chaussé de bottes souples protégées par des caoutchoucs.

Le visage de Zébulon faisait plaisir à voir.

Ses ailes noires n’ont pas disparu, mais elles ont cessé de grandir ; elles battaient avec hésitation, on aurait dit qu’il voulait s’envoler, mais n’osait le faire.

— Arrête les frais, Zébulon, a dit le chef. Si vous partez immédiatement d’ici et de l’immeuble de Svetlana, nous nous abstiendrons de présenter une protestation officielle.

Le mage noir a immédiatement accepté :

— Nous partons.

Le chef a hoché la tête, comme s’il était sûr de la réponse. On aurait pu croire… Il a baissé sa baguette, et la barrière protectrice qui me séparait de Zébulon a disparu.

— Je me souviendrai de ton rôle dans cette affaire, m’a soufflé Zébulon. Et de manière durable.

— Tu as raison, ai-je répliqué. L’amnésie, c’est mauvais pour la santé.

Zébulon a joint les mains, ses ailes puissantes se sont mises à battre et il a disparu. Mais avant de se retirer, il a regardé Alissa, et la sorcière a répondu d’un signe de tête.

Voilà qui ne présageait rien de bon. Quand on te crache dessus en partant, ce n’est pas mortel, mais extrêmement inconfortable.

D’une démarche légère qui ne convenait guère à son visage ensanglanté ni à son bras gauche déboîté qui pendait, inerte, Alissa s’est approchée de moi.

— Toi aussi, tu dois te retirer, lui a dit le chef.

— Avec grand plaisir, mais j’ai d’abord une dette, une toute petite dette à récupérer. Pas vrai Anton ?

— Oui, ai-je murmuré, une intervention de septième classe.