— Je ne vous connais pas, dit-elle, calmement, avec curiosité.
— Non. Mais moi, en revanche, je vous connais.
— Qui êtes-vous ?
— Un juge.
Il aimait cette définition, archaïque, pompeuse, solennelle.
— Et qui avez-vous l’intention de juger ?
— Vous, Galina.
Maxime était sérieux et concentré. Sa vue s’obscurcit. Et c’était là un signe supplémentaire.
— Pas possible ?
Elle le jaugea d’un regard rapide, et Maxime nota une lueur jaune au fond de ses prunelles.
— Et vous comptez y arriver ?
— J’y arriverai, répondit Maxime en levant le bras.
Le poignard était déjà dans sa paume, une fine lame de bois, jadis claire, mais devenue sombre en trois ans d’usage…
La jeune femme n’émit pas le moindre son quand l’arme lui transperça le cœur.
Comme toujours, Maxime vécut un bref moment de peur brûlante : et si jamais il avait commis une erreur ?
De sa main gauche il toucha la petite croix en bois qu’il portait toujours autour du cou. Il resta ainsi, le poignard en bois dans une main et la croix en bois dans l’autre, jusqu’au moment où la jeune femme commença de se métamorphoser…
Ce fut très rapide. Comme toujours : une transformation en animal et de nouveau en être humain. L’espace de quelques secondes, le corps étendu sur le trottoir fut celui d’une panthère noire, le regard immobile, qui montrait les crocs, un trophée de chasse affublé d’un tailleur, de collants et de chaussures… puis le corps se retransforma. Un ultime mouvement de balancier.
Comme à l’accoutumée, Maxime ne s’étonna pas tant de cette dernière métamorphose fugitive que de l’absence de blessure sur le corps de la jeune femme. La transformation l’avait purifiée, ne restait qu’une déchirure sur son chemisier et sa veste.
— Grâce à Dieu, murmura Maxime, le regard toujours fixé sur la lycanthrope morte. Grâce à Dieu.
Il n’avait rien contre le rôle qu’il était appelé à jouer dans cette vie.
Bien que ce rôle fût trop lourd pour un homme dépourvu de prétentions excessives.
Ce matin-là, j’ai compris que le printemps était vraiment arrivé.
La veille, le ciel était différent. Des nuages noirs survolaient la ville imprégnée d’une froide odeur de vent humide et de neige avortée. Une atmosphère qui donnait envie de s’affaler dans un fauteuil, de mettre une cassette avec un beau film américain bien stupide, de vider un petit verre de cognac et de s’endormir sur place.
Au réveil, tout avait changé.
Tel un habile prestidigitateur, une nouvelle saison avait épousseté les rues et les places d’un coup de mouchoir bleu, effaçant les résidus de l’hiver. Même les quelques grumeaux de neige brune au coin des cours et au fond des caniveaux ne semblaient pas un oubli, mais plutôt un élément indispensable au décor. Un rappel…
Je marchais en direction du métro et je souriais.
Il est bon parfois d’être simplement humain. Depuis une semaine déjà, je menais une vie ordinaire. Au travail, je ne montais pas plus haut que le premier, je bidouillais le serveur qui avait acquis de mauvaises habitudes ou j’installais de nouveaux programmes pour nos comptables dont ni elles ni moi ne comprenions l'utilité. Le soir, j’allais au théâtre ou à un match de foot, dans un bar ou au restaurant. N’importe où, pourvu que ce soit bruyant et qu’il y ait beaucoup de monde. Être un humain dans la foule, c’est encore mieux.
Bien évidemment, aucun humain ne travaillait au Bureau du Contrôle de la Nuit, un immeuble ancien de trois étages que nous louait notre propre filiale. Même nos trois vieilles femmes de ménage étaient des Autres. Même les vigiles postés dans le hall d’entrée, dont le travail consistait à faire peur aux escrocs et aux représentants, possédaient quelques pouvoirs. Même notre plombier aurait fait un bon mage s’il n’avait pas été confit dans l’alcool.
Cependant, le rez-de-chaussée et le premier étage présentaient un aspect des plus ordinaires. Nous y recevions les inspecteurs des impôts, nos contacts d’affaires humains et les mafieux censés chapeauter notre organisation, eux-mêmes chapeautés en réalité par le chef, même s’ils l’ignoraient.
Les conversations qui s’y déroulaient étaient banales. On y parlait politique et impôts, de la pluie et du beau temps, de ses achats, de ses affaires de cœur et de celles des autres. Les filles entre elles disaient tout ce qu’elles pensaient des hommes et les hommes ne se privaient pas de leur rendre la pareille en petit comité. On y nouait des intrigues amoureuses, on y tissait des plans pour obtenir une promotion et on discutait des perspectives de primes…
Une demi-heure plus tard, je suis sorti à la station Sokol. Il y avait beaucoup de bruit, l’air sentait les gaz d’échappement. Malgré tout, le printemps était là.
Notre Bureau n’est pas si mal situé. Un bon quartier. À condition d’éviter les comparaisons avec la résidence du Contrôle du Jour. Mais de toute façon, le Kremlin ne saurait nous convenir : le passé imprègne trop profondément la Place Rouge et les vieux murs de brique. Un jour, peut-être, ces émanations négatives s’effaceront. Mais pour l’instant, hélas, ça n’en prend guère le chemin.
Je n’avais pas beaucoup de marche à faire à partir du métro. Les visages des passants étaient radoucis par le retour du soleil. Au printemps, la sensation de tristesse et d’impuissance s’affaiblit. Il y a moins de tentations négatives.
L’un des vigiles fumait devant l’entrée. Il s’est contenté de me saluer amicalement. Il n’était pas censé contrôler à fond tous les entrants, et il dépendait de moi d’installer Internet et quelques nouveaux jeux sur l’ordinateur du poste de garde ou de n’y laisser que les informations nécessaires au service et les dossiers des employés.
— Tu es en retard, Anton, a-t-il remarqué.
J’ai regardé ma montre avec étonnement.
— Le chef a convoqué tout le monde en salle de conférences, on t’a déjà demandé.
Étrange En général, on ne m’invitait pas aux réunions du matin. Des problèmes avec les ordinateurs ? Peu probable, ils m’auraient tiré du lit en pleine nuit en cas de pépin, c’était déjà arrivé.
J’ai pressé le pas.
Nous avons un très vieil ascenseur, et j’ai préféré monter au troisième à pied. Sur le palier du second se trouvait un autre poste de garde, nettement plus sérieux. Garik était de service. Il a regardé à travers la Pénombre pour sonder mon aura et les marques de reconnaissance dont toutes les Sentinelles sont pourvues. Vérification faite, il a souri.
— Dépêche-toi.
La porte de la salle de conférences était entrouverte. J’ai dénombré une trentaine de personnes, essentiellement des patrouilleurs et des analystes. Le chef faisait les cent pas devant la carte de Moscou, tandis que Vitali Markovitch, notre directeur commercial, un mage très faible, mais un homme d’affaires né, disait :
— Ainsi, nous avons pleinement couvert nos dépenses et nous n’avons aucun besoin d’avoir recours à… euh… des méthodes particulières. Si vous approuvez mes propositions, nous pouvons quelque peu augmenter la rétribution de nos collaborateurs, en premier lieu bien sûr celle des patrouilleurs. Les indemnités pour invalidité temporaire et les pensions aux familles des disparus demandent également… euh… à être revues à la hausse. Et nous pouvons nous le permettre…
Des mages capables de transformer le plomb en or, les charbons en diamants et le papier en billets de banque, et qui pourtant font du commerce, c’est plutôt drôle. Mais en réalité, c’est plus pratique pour deux raisons. Premièrement, ça donne une occupation aux Autres dont les capacités sont trop faibles pour qu’ils en vivent. Deuxièmement, il y a moins de risques d’affecter l’équilibre des forces.