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— Je ne peux pas l’interdire. C’est l’inquisition qui fait ce travail.

J’ai failli demander bêtement : « Parce qu’elle existe vraiment ? », mais je me suis retenu. Cependant, j’imagine que mon expression fut assez parlante.

Le chef m’a regardé un moment, attendant d’autres questions éventuelles, avant de continuer :

— A partir de cet instant, tu ne dois plus rester seul. Sauf dans les toilettes. Le reste du temps, tu dois avoir constamment des témoins avec toi. Au moins deux ou trois de préférence.

Nous pouvons espérer qu’un autre meurtre sera commis.

— Si c’est une machination contre moi, il n’y aura pas de meurtre tant que je ne me retrouverai pas sans alibi.

Le chef a souri.

— Mais tu vas te retrouver sans alibi. Je suis moins bête que tu ne le penses.

J’ai hoché la tête sans comprendre.

— Olga…

La porte que j’avais toujours prise pour un placard s’est ouverte. Olga est entrée en lissant ses cheveux. Son jean et son chemisier moulaient son corps comme c’est le cas après une douche chaude. Derrière elle, j’ai aperçu une immense baignoire avec un jacuzzi et une fenêtre panoramique qui n’était certainement transparente que d’un seul côté.

— Tu t’en sortiras, Olga ? a demandé le chef.

Apparemment, il faisait allusion à quelque chose dont ils avaient déjà débattu.

— Toute seule ? Non.

— Je ne parle pas de ça.

— Mais bien sûr, ça ira.

— Placez-vous dos à dos, a dit le chef.

Je n’étais pas d’humeur à discuter. Mais mon cœur s’est serré : j’ai deviné qu’il allait se passer quelque chose de très sérieux.

— Et ouvrez-vous, tous les deux.

J’ai fermé les yeux, je me suis détendu. Le dos d’Olga était chaud et humide, même à travers son chemisier. C’est une étrange sensation de se trouver ainsi pressé contre une femme qui vient de faire l’amour… avec un autre.

Non, je n’éprouvais pas l’ombre d’un sentiment amoureux à son égard. Peut-être parce que je me souvenais d’elle sous sa forme de chouette, ou peut-être parce que nous avions très vite adopté des relations d’amis et de partenaires. Ou peut-être à cause des siècles qui séparaient nos dates de naissance : que signifie un corps jeune quand une poussière séculaire imprègne ton regard ? Nous étions amis, rien de plus.

Mais c’était tout de même une drôle de sensation.

— Allons-y, a dit le chef, un peu brutalement.

Et il a prononcé quelques mots dont je n’ai pas compris le sens, dans une langue très ancienne.

Un envol.

Comme si la terre s’était dérobée sous mes pieds, comme si mon corps n’avait plus de poids. Un orgasme en apesanteur, une dose de LSD dans le sang, des électrodes stimulant les centres du plaisir…

Une vague de joie folle, pure et totalement injustifiée m’a submergé, au point que le monde s’est obscurci. Je suis tombé, mais la force qui émanait des mains levées du chef me retenait, ainsi qu’Olga, à des fils invisibles, nous obligeait à nous serrer l’un à l’autre, dos contre dos.

Puis les fils se sont emmêlés.

— Tu nous excuseras, Anton, mais nous n’avions pas de temps à perdre en explications et en hésitations.

Je me taisais. Complètement abasourdi, j’étais assis par terre et je regardais mes mains, aux doigts fins, ornés de deux bagues en argent, mes jambes, longues et fines, encore humides après la douche et moulées dans un jean trop étroit, mes petits pieds en chaussures de sport blanc et bleu.

— C’est très provisoire.

— Qu’est-ce que…

J’ai failli lâcher une bordée de jurons, mais je me suis tu en entendant le son de ma voix. Une voix douce et féminine.

— Du calme, Anton.

Le jeune homme debout à côté de moi m’a tendu la main pour m’aider à me remettre debout. Sans son aide, je crois que je serais tombé, car le centre de gravité de mon corps n’était plus le même. J’étais désormais plus petit et je voyais le monde autrement…

Je regardais mon ancien visage.

— Olga ?

Ma partenaire et la nouvelle occupante de mon corps a acquiescé. En regardant son… mon… visage, j’ai remarqué que je ne m’étais pas très bien rasé ce matin. Et que j’avais un petit bouton rouge qui pointait sur le front, digne d’un adolescent en pleine puberté.

— Du calme, Anton. Moi aussi, c’est la première fois que je change de sexe.

Je l’ai crue. Malgré son âge, Olga n’avait sans doute jamais expérimenté ce type de situation.

— Ça y est, tu t’habitues ? a demandé le chef.

J’étais encore en train de m’examiner, palpant mon nouveau visage et essayant de saisir mon reflet dans la vitrine.

— Viens.

Olga m’a tiré par la main. Puis elle s’est arrêtée.

— Une minute…

Ses mouvements étaient encore plus hésitants que les miens.

— Lumière et Obscurité, s’est-elle exclamée, comment les hommes font-ils pour marcher ?

Et là, j’ai éclaté de rire, comprenant enfin toute l’ironie de la situation. Le chef m’avait caché des Sombres en me dissimulant dans le corps de sa maîtresse, un corps peut-être aussi vieux que la cathédrale Notre-Dame de Paris !

Olga m’a poussé vers la salle de bains – je me suis réjoui malgré moi d’être aussi fort –, elle m’a incliné au-dessus du jacuzzi et m’a envoyé un jet d’eau froide en pleine figure avec la douche posée en prévision sur le rebord de faïence rose tendre.

Je me suis dégagé en toussant, réprimant à grand-peine le désir de gifler Olga (ou de me gifler moi-même ?). Les réflexes moteurs de mon nouveau corps commençaient à se réveiller.

— Ce n’est pas une crise d’hystérie, me suis-je exclamé, furieux. J’étais juste en train de rire.

— Tu es sûr ?

Se peut-il que j’aie vraiment ce regard quand j’essaye d’exprimer une bienveillance mêlée de doute ?

— Absolument sûr.

— Alors regarde-toi.

Je me suis approché du miroir, aussi grand et luxueux que l’ensemble de cette salle de bains secrète.

Chose étrange, la vue de ma nouvelle apparence m’a complètement calmé. Si je m’étais retrouvé dans un autre corps masculin, le choc aurait sans doute été plus grand. Tandis que là, j’avais l’impression de me rendre à un bal costumé.

— Tu n’es pas en train d’agir sur moi ? ai-je demandé. Ou le chef?

— Mais non.

— C’est donc que j’ai les nerfs solides.

— Ton rouge à lèvres a déteint. Tu sais te mettre du rouge à lèvres ? a demandé Olga avec un petit rire.

— Ça ne va pas ? Bien sûr que non !

— Je t’apprendrai. Ce n’est pas sorcier. Tu as beaucoup de chance.

— Pourquoi ça ?

— Une semaine de plus, et j’aurais été obligée de t’apprendre à utiliser une serviette périodique.

— Comme tout homme normal qui regarde la télévision, je sais parfaitement m’en servir. Il suffit de verser du liquide bleu dessus et de la presser dans son poing.

En sortant du bureau, je me suis immobilisé une seconde, luttant contre la tentation de revenir.

A n’importe quel moment j’aurais pu refuser le plan du chef. Il m’aurait suffi de prononcer quelques mots et Olga et moi aurions récupéré nos corps respectifs. Mais je venais d’en apprendre assez pour accepter cet échange comme la seule réponse valable à la provocation des Sombres.

Il est idiot de renoncer à un traitement qui peut vous sauver sous prétexte qu’on n’aime pas les piqûres.

Les clefs de l’appartement d’Olga étaient dans mon sac. Il y avait aussi de l’argent et une carte de crédit dans un petit porte-monnaie, une trousse de cosmétiques, un mouchoir, une serviette périodique – je n’étais pourtant pas censé en avoir besoin ? –, une boîte de bonbons Tic-Tac entamée, un peigne, des pièces de monnaie répandues au fond, un miroir et un minuscule téléphone mobile.