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— Allez vous acheter de la vodka et prenez un peu de bon temps. Immédiatement. En avant marche !

Cette directive concordait sans doute avec leurs aspirations profondes. Ils se sont pris par la main, comme deux enfants en promenade et se sont précipités vers les kiosques à l’entrée du passage. J’ai éprouvé un léger remords en imaginant les conséquences de mon ordre, mais j’étais trop pressé pour rectifier le tir.

J’ai jailli du passage, avec la sensation que j’allais arriver trop tard. Non, étrangement, le garçon était encore à portée de vue. Il s’était immobilisé, légèrement vacillant, à une centaine de mètres. Quelle résistance ! L’Appel résonnait si fort qu’on pouvait se demander pourquoi les rares passants ne se mettaient pas à danser, pourquoi les trolleys ne déviaient pas de leur trajet pour rouler sous le porche voisin.

Le garçon s’est retourné. Je crois qu’il m’a regardé. Puis il est reparti d’un pas rapide.

Ses dernières forces s’étaient brisées.

Je l’ai suivi, pensant fiévreusement à ce que j’allais faire. J’aurais dû attendre la brigade, elle serait là dans une dizaine de minutes au plus.

Mais ce serait dommage pour le gamin.

La pitié est un sentiment dangereux. Aujourd’hui, j’y avais cédé deux fois. Dans le métro, quand j’avais vidé l’amulette pour tenter vainement d’anéantir la tornade noire, et maintenant.

Il y a des années, j’ai entendu une formule que j’ai trouvée inacceptable. Je ne l’accepte toujours pas, bien que sa justesse m’ait été prouvée à plusieurs reprises.

« Le bien général et le bien des personnes concrètes vont rarement de pair…»

Je sais que c’est vrai.

Mais sans doute certaines vérités sont-elles pires que des mensonges.

J’ai couru à la rencontre de l’Appel. Je ne l’entendais certainement pas de la même manière que le garçon. Pour lui, c’était une mélodie ensorcelante qui le privait de forces et de volonté. Pour moi, au contraire, c’était une sonnerie de cloches qui m’excitait le sang.

L’excitation du sang…

Mon corps, que je maltraitais depuis une semaine, se rebellait. J’avais soif. J’étais capable de boire de la neige sale sans risque pour ma santé, et la bouteille d’alcool trafiqué que je tenais à la main ne m’aurait fait aucun mal non plus. Mais c’était du sang que je voulais.

Pas du sang de porc ou de bœuf. Du sang humain. Maudite chasse.

« Tu dois faire cette expérience, m’avait expliqué le chef, cinq ans à analyser des données, c’est beaucoup, tu ne trouves pas ? » C’était peut-être beaucoup, mais cela me convenait parfaitement. Après tout, le chef lui-même ne travaillait plus sur le terrain depuis une bonne centaine d’années.

Je suis passé au pas de course devant les vitrines illuminées pleines de fausse porcelaine de Gjel et de victuailles factices. Des voitures roulaient sur l’avenue, il y avait des passants. Tout cela aussi était factice, une illusion, la seule facette du monde accessible aux humains ordinaires. Heureusement, j’étais un Autre.

Sans m’arrêter, j’ai appelé la Pénombre.

L’univers s’est élargi, dans un soupir. Comme si des projecteurs s’étaient allumés derrière moi, soulignant mon ombre, longue et fine. L’ombre a bouillonné, prenant du volume, m’attirant en elle, dans un espace où les ombres n’existaient plus. Se décollant de l’asphalte boueux, elle a vacillé comme une colonne de fumée lourde, sans cesser de courir devant moi.

J’ai accéléré l’allure et j’ai transpercé la silhouette grise pour entrer dans la Pénombre. Les couleurs sont devenues plus ternes et les voitures, comme enlisées soudain, ont semblé ralentir.

J’approchais du but.

Je me suis engouffré sous le porche, prêt à contempler la scène finale. Le corps immobile, vidé, du jeune garçon et les vampires en train de disparaître.

Mais je suis arrivé à temps.

Le gamin se tenait debout devant une fille-vampire qui avait déjà sorti ses crocs. Il enlevait lentement son écharpe. En ce moment précis, il n’éprouvait probablement aucune peur ; l’Appel annihile la conscience. Il désirait sans doute le contact de ces crocs étincelants.

Il y avait aussi un vampire mâle. J’ai tout de suite senti qu’il dominait dans ce couple: il avait initié la fille et maintenant, il lui apprenait le goût du sang. Le plus odieux, c’est qu’il portait un sceau d’enregistrement légal à Moscou. Quel salaud !

Mais ça augmentait mes chances.

Les vampires se sont tournés vers moi, d’un air surpris, sans rien comprendre encore. Le gamin se trouvait dans leur Pénombre, je n’étais pas censé le voir, ni les voir, eux.

Le visage du vampire s’est détendu, il a même souri amicalement.

— Salut…

Il m’avait pris pour l’un des leurs. On ne pouvait lui en vouloir pour cette erreur, j’étais l’un des leurs en ce moment. Ou presque. Une semaine de préparation m’avait appris à déceler leur présence, mais m’avait presque fait passer du côté Sombre.

— Contrôle de la Nuit, ai-je annoncé en lui montrant l’amulette, sortez de la Pénombre !

L’amulette était déchargée, mais ce n’était pas évident de le deviner à distance. Le vampire m’aurait sans doute obéi. Espérant que j’ignorais ses crimes précédents et que l’affaire serait qualifiée de « tentative d’intervention interdite sur un être humain ». Mais sa compagne avait les nerfs moins solides et était hors d’état de réfléchir.

— A-a-a-a ! ! !

Elle s’est jetée sur moi en hurlant. Encore une chance que ce ne fût pas sur le jeune garçon : elle ne se contrôlait plus, comme un drogué en manque à qui l’on aurait retiré sa seringue à peine piquée dans la veine ou une nymphomane abandonnée par son amant avant l’orgasme.

Son mouvement était trop rapide pour un être humain, personne n’aurait pu le parer.

Mais je me trouvais sur le même plan qu’elle. Alors j’ai

brandi la bouteille de vodka frelatée et je lui en ai jeté le contenu en pleine figure.

Pourquoi les vampires supportent-ils si mal l’alcool ?

Son cri menaçant s’est mué en plainte aiguë. Elle a tournoyé sur place, se frappant des deux mains le visage aux traits déformés, tandis que sa peau et sa chair grisâtre partaient en lambeaux. Son congénère nous a tourné le dos pour essayer de fuir.

Presque trop facile. C’était un vampire dûment enregistré, et non un étranger de passage contre lequel j’aurais été forcé de me battre à armes égales. Je l’ai attrapé par le fil de son sceau d’enregistrement qui s’est déroulé à mon injonction. Le vampire a poussé un râle en se prenant la gorge.

— Sortez de la Pénombre ! ai-je crié.

Conscient que les choses étaient allées trop loin pour qu’il lui reste le moindre espoir de s’en sortir, il s’est jeté sur moi, tentant d’affaiblir la pression du fil, sortant ses crocs et se transformant en plein élan.

Si l’amulette avait été chargée, j’aurais pu l’assommer facilement.

Mais sans amulette, la seule solution était de l’éliminer.

Le sceau, qui luisait d’une faible lueur bleue sur la poitrine du vampire, s’est brisé à mon ordre muet. L’énergie, que quelqu’un de plus doué que moi y avait enfermée, a jailli. Il courait encore. Il était repu, robuste et des vies étrangères nourrissaient sa chair morte. Mais il lui était impossible de résister à un tel choc : sa peau s’est desséchée instantanément, du pus a coulé de ses orbites. Sa colonne vertébrale s’est brisée en deux, et ses restes agités de soubresauts se sont effondrés à mes pieds.

Je me suis retourné, craignant que la fille-vampire ne reparte à l’attaque. Mais elle était en train de fuir à grandes enjambées, sans sortir de la Pénombre. J’étais le seul à pouvoir contempler ce spectacle. A part les chiens. J’en entendais un aboyer à proximité, d’une voix hystérique, crispé par la haine et la terreur que la gent canine a éprouvées de tous temps pour les morts-vivants.