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Je suis entré, m’efforçant de rendre ma démarche moins gracieuse. Sans grand résultat. Tous les hommes, à savoir le jeune homme assis à côté de Svetlana, un garçon de quinze ans qui en six mois n’avait pas progressé plus loin que la classe débutant, et un grand Coréen tout maigre dont il était difficile de dire s’il avait trente ans ou quarante, m’ont regardé avec un intérêt appuyé. Le mystère qui entourait Olga, toutes les rumeurs et les sous-entendus, et aussi le fait qu’elle était l’amie du chef depuis des temps immémoriaux éveillaient chez nos agents de sexe masculin des réactions bien prévisibles.

— Bonjour, j’espère que je ne vous dérange pas, je ne voudrais pas me montrer indiscrète.

Je me concentrais pour ne pas commettre une erreur de genre, oubliant de surveiller le ton de ma voix, et cette phrase banale a acquis une nuance langoureuse qui semblait s’adresser personnellement à chaque mâle présent. L’adolescent boutonneux s’est mis à me dévorer des yeux, le jeune homme a ravalé sa salive, seul le Coréen est parvenu à conserver un semblant de sang-froid.

— Olga, vous voulez faire une annonce aux étudiants ? a demandé Polina.

— Il faut que je parle à Svetlana.

— Tout le monde peut partir, a annoncé la vieille dame. Olga, pourriez-vous intervenir devant nos étudiants un jour prochain ? Mes cours ne sauraient remplacer votre expérience.

— Je n’y manquerai pas, ai-je généreusement promis, dans trois ou quatre jours.

A Olga de subir les conséquences de mes promesses. Après tout, je subissais bien les conséquences du sex-appeal qu’elle prenait plaisir à cultiver.

Nous sommes sortis avec Svetlana. Trois paires d’yeux avides m’ont brûlé le dos… enfin, pas exactement le dos…

Je savais qu’Olga et Svetlana étaient devenues amies. Depuis cette nuit où nous avions expliqué au jeune médecin la vérité sur l’univers, les Autres, les Sombres et les Clairs, les Contrôles et la Pénombre, depuis cette aube où, nous tenant par la main, elle avait traversé la porte fermée de l’appartement où était installé l’état-major du Contrôle de la Nuit. Un lien mystique m’unissait à Svetlana, mon sort était lié au sien. Mais je savais trop bien que nos relations ne seraient pas durables. Svetlana me dépasserait très vite, atteignant des sommets que je ne parviendrais jamais à atteindre, même si je devenais un mage de première classe. Avec Olga, en revanche, Svetlana avait simplement établi des liens d’amitié – malgré mon scepticisme à l’égard des amitiés féminines. Le destin ne les liait pas l’une à l’autre. Elles étaient libres.

— Olga, il faut que j’attende Anton.

Svetlana m’a pris la main, mais pas comme une fillette qui prend la main de sa grande sœur pour se sentir plus assurée. Le geste d’une égale. Qu’Olga laisse Svetlana se conduire en égale prouvait que cette dernière était vraiment promise à un grand avenir.

— Sveta, ce n’est pas la peine de l’attendre. Vraiment pas la peine.

Quelque chose clochait dans la construction de ma phrase ou dans le ton de ma voix. Svetlana m’a considéré d’un air éberlué, avec la même expression que Garik.

— Je vais tout t’expliquer. Mais pas maintenant ni ici. Allons chez toi.

Son appartement bénéficiait d’une excellente protection. Le Contrôle avait énormément misé sur cette nouvelle recrue. Le chef n’avait pas protesté quand j’avais proposé de tout lui dire, mais il avait insisté pour que j’attende d’être chez elle.

L’étonnement dans le regard de Svetlana n’a pas disparu, mais elle a acquiescé.

— D’accord. Mais tu es sûre que nous ne devons pas attendre Anton ?

— Absolument, ai-je répondu sans mentir. On prend une voiture ?

— Tu n’as donc pas la tienne ?

Pauvre abruti !

J’avais oublié qu’à tous les modes de transport, Olga préférait le cabriolet de sport offert par le chef.

— C’est bien ce que je dis, on prend ma voiture ? ai-je rectifié, avec l’impression de passer pour un idiot, ou pis : pour une idiote.

Svetlana a hoché la tête, l’étonnement dans son regard allait en grandissant.

Encore heureux que je sache conduire. Je n’ai jamais aspiré au bonheur douteux de posséder une voiture dans une mégalopole aux routes exécrables, mais le stage du Contrôle est très complet. Nous apprenons certaines matières de façon classique et d’autres nous sont implantées par la magie. J’ai pris assez banalement des leçons de conduite. En revanche, si je me retrouve un jour aux commandes d’un hélicoptère ou d’un avion, des réflexes dont je ne me souviens pas dans mon état normal s’enclencheront aussitôt. Du moins, c’est ce qui est censé se passer en théorie.

Les clés de la voiture étaient dans mon sac. Le cabriolet orange attendait sur le parking devant le bâtiment. Les portières étaient fermées à clé, précaution assez ridicule, vu que le toit était ouvert.

— Eh bien, tu montes ? a demandé Svetlana.

Je me suis assis au volant. Olga démarre toujours en trombe, je ne sais pas comment elle s’y prend.

— Olga, il y a quelque chose qui ne va pas ?

Svetlana s’était enfin décidée à formuler ses pensées.

— On parlera quand on sera chez toi.

Je ne suis pas un très bon conducteur. Le trajet a duré longtemps, bien plus longtemps qu’il n’aurait dû. Mais Svetlana n’a plus posé de questions. Elle regardait droit devant elle. Peut-être méditait-elle ou essayait-elle de voir à travers la Pénombre. Dans les embouteillages, des hommes occupant des véhicules voisins – toujours des voitures de luxe – ont essayé deux ou trois fois d’engager la conversation. Notre cabriolet établissait sans doute une distance que seuls les plus fortunés se décidaient à franchir. Les vitres s’abaissaient, des têtes aux cheveux ras en émergeaient, parfois aussi des bras armés de téléphones mobiles… Tout d’abord, ça m’a semblé déplaisant. Puis amusant. A la fin, j’ai cessé de réagir, demeurant aussi impassible que Svetlana.

Olga trouvait-elle distrayantes ces tentatives de flirt ?

Probablement. Après plusieurs décennies dans un corps d’oiseau… enfermée dans une vitrine.

— Olga, pourquoi m’avoir emmenée ? Pourquoi ne voulais-tu pas attendre Anton ?

J’ai haussé les épaules. La tentation de répondre : « Parce qu’il est à côté de toi » était grande. Il y avait d’ailleurs peu de chances qu’on nous surveille. La voiture était protégée par des sorts, j’en percevais certains et le reste était au-dessus de mes capacités.

Mais j’ai su me retenir.

Svetlana n’avait pas encore suivi le cours de sécurité des informations, il ne commence que trois mois après le début du stage. Selon moi, il devrait débuter plus tôt, mais chaque Autre suit un programme personnalisé, et il faut du temps pour l’établir.

Quand Svetlana passerait par le creuset de cette épreuve, elle apprendrait à se taire quand il faut et à parler quand il faut. C’est à la fois le cours le plus facile et le plus pénible. On te fournit simplement des informations, soigneusement dosées, selon un ordre précis. En partie vraies et en parties fausses. Certaines communiquées ouvertement, d’autres confiées sous le sceau du secret, d’autres encore apprises « par hasard ».

Et toutes se mettent à vivre en toi, deviennent source de douleur et de peur, te déchirent le cœur, cherchent à jaillir au-dehors, exigent une réaction immédiate et irréfléchie. Durant les cours communs, on ne t’apprend que des bêtises qui ne te serviront guère par la suite. Le principal enseignement se déroule dans ton âme.

Il est rare que quelqu’un craque. C’est tout de même un cours et non un examen. La barre est placée à une hauteur adaptée à chacun. Une hauteur qu’il peut surmonter en mobilisant toutes ses forces, en laissant un peu de sang et des lambeaux de peau sur les barbelés qui hérissent l’obstacle.