— Sveta, j’ai promis de prendre soin de ce corps !
— Pas moi !
Elle respirait profondément, elle se mordait les lèvres et ses yeux brillaient. Je ne l’avais jamais vue dans une telle colère, je ne soupçonnais même pas qu’elle en fût capable. Mais qu’est-ce qui l’avait mise en boule à ce point ?
— Tu as peur d’aimer une fleur coupée ?
Svetlana avançait lentement vers moi.
— C’est ça ton problème ?
J’ai enfin compris, avec un certain retard.
— Va-t’en, je ne veux plus te voir !
J’ai reculé et je me suis retrouvé dos contre la porte. Mais dès que je me suis arrêté, Svetlana s’est arrêtée à son tour. Elle a jeté :
— Tu devrais rester dans ce corps ! Il te convient mieux. Tu n’es pas un homme, tu es une poule mouillée !
Je n’ai rien dit. Je voyais déjà ce qui allait se passer. Je voyais les lignes des probabilités tendues devant nous, je voyais le destin malicieux tisser ses voies.
Et tandis que Svetlana fondait en larmes, perdant d’un coup sa combativité, le visage entre les mains, tandis que je l’enlaçais et qu’elle sanglotait contre mon épaule, j’éprouvais une sensation de vide et de froid. Un froid perçant, comme si j’étais à nouveau debout sur un toit enneigé, sous les rafales d’un vent hivernal.
Svetlana était encore humaine. Elle était encore trop peu Autre pour comprendre. Pour voir la route que nous allions suivre ensemble. Et pour la voir bientôt se séparer en deux.
L’amour est un bonheur, mais uniquement quand tu crois qu’il sera éternel. Même si c’est toujours un mensonge, seule une foi aveugle donne force et joie à l’amour.
Svetlana pleurait.
Le savoir est souvent amer. J’aurais tant voulu ignorer mon avenir. Aimer aveuglément comme un homme ordinaire.
Ce qui ne m’empêchait pas de regretter d’être dans le corps d’Olga.
On aurait pu croire que deux copines avaient décidé de se retrouver pour une soirée télé, avec du thé, de la confiture, une demi-bouteille de vin et trois thèmes de conversation incontournables : « tous les hommes sont des salauds », « je n’ai plus rien à me mettre » et surtout « comment faire pour maigrir ? ».
— Tu aimes donc les brioches ? a demandé Svetlana, étonnée.
— Beaucoup. Surtout avec du beurre et de la confiture.
— Je croyais pourtant que tu devais prendre soin de ce corps ?
— Ça ne peut pas lui faire de mal. Je t’assure que son organisme adore ça.
— Si tu le dis… Tu demanderas à Olga de te raconter son régime.
Malgré une légère hésitation, j’ai coupé une nouvelle brioche en deux et je l’ai généreusement tartinée de confiture.
— Qui donc a eu l’idée géniale de te cacher dans un corps de femme ?
— Le chef, je crois bien.
— Je m’en doutais.
—Olga était d’accord.
— Évidemment.. Boris Ignatievitch est son dieu.
Je nourrissais quelques doutes à ce sujet, mais je les ai gardés pour moi. Svetlana s’est dirigée vers l’armoire. Elle l’a ouverte et a demandé, examinant son contenu d’un air pensif :
— Tu veux que je te prête une robe de chambre ?
— Hein ?
J’ai failli avaler de travers.
— Tu vas rester comme ça ? Ce jean est trop serré. Tu ne dois pas te sentir très à l’aise.
— Tu pourrais peut-être me passer un survêtement ? ai-je demandé d’un ton implorant.
Svetlana m’a regardé d’un air malicieux.
— Bon, va pour un survêtement.
A dire vrai, j’aurais préféré voir ce prétendu survêtement sur quelqu’un d’autre. Svetlana par exemple. Elle m’a tendu un short blanc très court et un haut très léger. Le genre de tenue que mettent les filles pour jouer au tennis ou pour faire du footing.
— Vas-y, change-toi.
— Sveta… Nous n’allons sans doute pas passer toute la soirée chez toi.
— Tu auras besoin de te changer à un moment ou à un autre, il faut vérifier qu’il te va. Mets-le. En attendant, je vais refaire du thé.
Svetlana est sortie et j’ai hâtivement retiré mon jean. J’ai déboutonné mon chemisier, peinant avec les boutonnières étroites. Puis je me suis regardé dans la glace avec irritation.
Une fort jolie fille, il n’y avait pas à dire. Digne d’être photographiée pour un magazine érotique.
Je me suis rhabillé rapidement et je me suis installé sur le divan. Il y avait un soap opéra à la télé : étrange que Svetlana ait mis cette chaîne. Mais les autres programmes n’étaient sans doute pas d’un meilleur niveau.
— Ça te va très bien.
— Arrête, Sveta. C’est déjà assez pénible comme ça.
— Bon, désolée. Que sommes-nous censés faire ?
Elle s’est assise à côté de moi.
— Nous ?
— Oui, Anton. Tu n’es pas venu chez moi pour rien.
— Je devais te raconter mes ennuis.
— Supposons. Mais si le chef (Svetlana a prononcé le mot « chef » d’un ton appuyé, à la fois avec respect et ironie) t’a autorisé à tout me dire… c’est donc que je suis censée te venir en aide… Ne serait-ce que par la volonté du destin, n’a-t-elle pu se retenir d’ajouter.
— Je ne dois pas rester seul. Pas un instant. Le plan des Sombres consiste à sacrifier leurs pions, soit en les envoyant volontairement à la mort, soit en les laissant se faire trucider sans les défendre.
— Comme la dernière fois ?
— Précisément. Si cette provocation est dirigée contre moi, un nouveau meurtre ne va pas tarder à se produire. À un moment où ils s’imagineront que je n’aurai pas d’alibi.
Svetlana m’a regardé, le menton contre les mains. Elle a lentement hoché la tête.
— Alors, tu jailliras de ce corps comme un diable de sa boîte, tu prouveras que tu ne peux pas être le tueur en série… Et nos adversaires seront ridiculisés.
— C’est ça.
— Excuse-moi… Je suis au Contrôle depuis très peu de temps et il est possible que certains points m’échappent…
J’ai dressé l’oreille. Svetlana a hésité une seconde avant de poursuivre :
— Quand cette histoire s’est produite… les Sombres essayaient de m’attirer de leur côté. Mais ils savaient que le Contrôle de la Nuit s’apercevrait de quelque chose, ils savaient même que tu risquais de mettre ton grain de sel et de me venir en aide.
— Oui.
— Ils ont mis un plan au point, qui supposait le sacrifice de quelques-uns des leurs et la mise en place de centres de force illusoires. Et au début, le Contrôle de la Nuit s’est laissé berner. Si le chef n’avait pas élaboré sa propre stratégie, si tu n’avais pas foncé à l’aveuglette sans te soucier de quoi que ce soit…
— Aujourd’hui, tu serais mon ennemie. Tu suivrais un stage au Contrôle du Jour.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Anton. Je te suis reconnaissante, je suis reconnaissante à tout le Contrôle de la Nuit et à toi en particulier… Mais je voulais parler d’autre chose. Ce que tu viens de me raconter est à peu près aussi crédible que l’histoire qu’on t’a servie la dernière fois. C’était très habilement monté. Deux vampires braconniers. Un jeune garçon doté d’un fort potentiel magique. Une jeune femme frappée d’une grave malédiction. Une terrible menace pesant sur la ville.
Je n’ai su que répondre. J’ai senti le rouge me monter aux joues. Une novice qui n’en était même pas au tiers de son stage analysait la situation bien mieux que je ne l’avais fait.
Svetlana a poursuivi, sans remarquer mon trouble :