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— Qu’avons-nous ? Un tueur en série qui élimine des Sombres. Tu figures dans la liste des suspects. Le chef procède à une manœuvre habile : Olga et toi échangez vos corps. Mais cette manœuvre est-elle aussi habile qu’il y paraît ? Si je comprends bien, l’échange de corps est une pratique assez répandue. Boris Ignatievitch y a eu personnellement recours très récemment, pas vrai ? Lui est-il déjà arrivé d’user du même procédé deux fois de suite ? Contre le même adversaire ?

— Je n’en sais rien, Sveta. Je ne connais pas les détails de toutes nos opérations.

— Alors réfléchis un peu. Et aussi… J’ai quelque mal à croire que Zébulon soit aussi mesquin, hystérique et bêtement vindicatif. Il a plusieurs centaines d’années, pas vrai ? Ça doit faire une paye qu’il dirige le Contrôle du Jour. Si ce tueur fou…

— Le Sauvage.

— Si le chef du Contrôle du Jour a laissé le Sauvage massacrer ses subordonnés depuis des années dans le but de monter une provocation, va-t-il dilapider ce piège pour une vétille ? Excuse ma franchise, Anton, mais tu ne représentes pas une cible très importante.

— J’en suis bien conscient. Je suis un mage de cinquième classe… officiellement. Mais le chef a dit qu’en réalité je pourrais prétendre à la troisième classe.

— Même en tenant compte de ce fait.

Nous nous sommes regardés dans les yeux.

— Je me rends à tes arguments, ai-je dit. Tu as certainement raison. Mais je t’ai dit ce que je savais. Et je ne vois aucune autre alternative.

— Et tu vas obéir aux ordres reçus ? Te morfondre bien sagement dans le corps d’Olga, sans rester seul un instant ?

— En intégrant le Contrôle, je savais que je perdrais une partie de ma liberté.

— Une partie ? a demandé Svetlana avec un petit rire. C’est un euphémisme. Mais bon, la décision t’appartient. On passe donc la nuit ensemble ?

— Oui. Mais pas ici. Il vaut mieux que je sois constamment en présence de plusieurs témoins.

— Il faudra bien qu’on dorme.

J’ai haussé les épaules.

— Quelques nuits sans sommeil, ce n’est pas sorcier. Le corps d’Olga n’est certainement pas moins entraîné que le mien. Ces derniers mois, elle a mené une vie très mondaine.

— Mais moi, je ne suis pas encore capable de ce genre d’exploit. Quand vais-je dormir ?

— Dans la journée, pendant les cours.

Elle a fait la grimace. Mais je savais qu’elle accepterait. Son caractère ne lui permettait pas de refuser son aide, même à un étranger, et je n’étais pas un étranger.

— On va au Maharadja ? ai-je proposé.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un excellent restaurant indien.

— Il est ouvert jusqu’au matin ?

— Non, malheureusement. Mais nous trouverons un autre endroit où nous rendre ensuite.

Svetlana m’a regardé longuement. Au point que j’ai fini par m’en inquiéter, bien que je sois particulièrement dur à la détente. Qu’avais-je donc fait encore ?

— Merci, Anton, s’est-elle exclamée. Merci infiniment. Tu viens de m’inviter au restaurant. J’attendais ça depuis plus de deux mois.

Elle est retournée vers l’armoire pour examiner sa garde-robe.

— J’ai bien peur de n’avoir rien de ta taille que tu acceptes de porter. Tu vas être obligée de remettre ton jean. Ils laissent entrer les clients en jean ?

— J’espère que oui, ai-je dit d’une voix mal assurée.

Après tout, en cas de besoin, il suffirait d’influencer légèrement le personnel.

— S’ils refusent de nous laisser entrer, ça me fera un peu d’entraînement, a dit Svetlana, comme si elle avait lu dans mes pensées. Je les obligerai à nous donner une table. Ce sera pour la bonne cause, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

— Tu sais, Anton…

Svetlana a pris une robe, l’a mise contre elle, a secoué la tête, avant de choisir un tailleur beige.

— Les agents du Contrôle ont le don stupéfiant d’expliquer n’importe quelle action en invoquant l’intérêt du Bien et de la Lumière.

— Pas n’importe laquelle !

— N’importe laquelle. Si nécessaire, même un cambriolage peut se transformer en bonne action. Ou même un assassinat.

— Non.

— En es-tu vraiment certain ? Combien de fois as-tu influencé la conscience d’un être humain ? Prends notre rencontre, tu m’as forcée à croire que nous nous connaissions depuis longtemps. Il t’arrive souvent d’utiliser tes capacités d’Autre dans la vie quotidienne ?

— Souvent. Mais…

— Imagine que tu marches dans la rue. Et un adulte frappe un enfant devant tes yeux. Que fais-tu ?

— Si je n’ai pas dépassé mon quota d’interventions, je procéderai à une remoralisation, bien évidemment.

— Et tu seras sûr d’avoir raison ? Sans réfléchir, sans essayer d’en savoir plus ? Et si l’enfant est puni pour quelque chose de grave ? Cette punition lui aurait peut-être évité de gros ennuis dans l’avenir, et maintenant, il va devenir un criminel et un assassin. A cause de toi.

— Sveta, tu te trompes.

— Explique-moi pourquoi.

— Même si je n’ai pas de quota, je ne passerai pas sans réagir.

— Parfaitement assuré de ton bon droit ? Où se trouve la limite de tes actions ?

— Chacun la définit lui-même. Question de pratique.

Elle m’a considéré d’un air pensif.

— Je suppose que chaque novice pose ce genre de questions.

J’ai souri.

— C’est effectivement le cas.

— Et tu as l’habitude d’y répondre, tu as une liste de réponses toutes faites, de sophismes, d’exemples historiques, d’analogies…

— Non, Sveta. Tu n’y es pas. L’important, c’est que ces questions, les Sombres ne les posent jamais.

— Comment peux-tu le savoir ?

— Un mage noir peut guérir, un mage blanc peut tuer, ai-je dit. C’est vrai. Mais sais-tu quelle est la différence entre la Lumière et l’Obscurité ?

— Non, je l’ignore. On ne nous l’enseigne pas… je ne sais pourquoi. Sans doute est-ce difficile à formuler ?

— Très facile au contraire. Si tu penses à toi-même en premier lieu, à tes propres intérêts, ta voie est celle de l’Obscurité. Si tu penses aux autres, alors tu te diriges vers la Lumière.

— Et il faut marcher longtemps pour y arriver ?

— Toujours.

— Ce ne sont que des paroles, Anton. Tu joues avec les mots. Et que disent les Sombres à leurs novices ? D’autres paroles aussi justes et aussi belles que les tiennes ?

— Oui. Ils leur disent qu’ils sont libres. Que chacun dans la vie occupe la place qu’il mérite. Que la pitié est humiliante, que l’amour est aveugle, que se montrer trop bon est une faiblesse, que la vraie liberté, c’est d’être libre par rapport aux autres.

— Et ce sont des mensonges ?

— Non. C’est aussi une partie de la vérité. Sveta, il ne nous est pas donné de choisir la vérité absolue. Elle présente toujours deux visages. Notre seule alternative, c’est de refuser la part de mensonge qui nous déplaît le plus. Tu sais ce que je dis aux novices sur la Pénombre ? Nous entrons en elle pour y puiser des forces. Et nous payons notre entrée en renonçant à certaines vérités que nous ne voulons pas accepter. C’est plus facile pour les humains. Infiniment plus facile, malgré tous leurs malheurs, leurs problèmes, leurs soucis qui n’existent pas pour les Autres. Les humains ne sont pas forcés de choisir : ils peuvent être tour à tour bons et mauvais, tout dépend des circonstances, de l’entourage, du livre qu’ils ont lu la veille ou du bifteck qu’ils ont mangé au déjeuner. C’est pourquoi il est si facile de les influencer : même le pire des salauds peut être orienté vers la Lumière, même le meilleur et le plus noble des hommes peut être poussé vers l’Obscurité. Nous, nous avons fait notre choix.