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— Moi aussi, j’ai choisi, Anton. Je suis déjà entrée dans la Pénombre.

— Oui.

— Alors, pourquoi est-ce que je n’arrive pas à saisir la limite, à voir la différence entre moi et une sorcière qui fréquente des messes noires ? Pourquoi est-ce que je pose ces questions ?

— Tu ne cesseras jamais de les poser. Au début à haute voix. Puis intérieurement. Ça ne passera jamais. Si tu voulais te défaire des questions embarrassantes, tu aurais dû choisir l’autre camp.

— J’ai choisi ce que je voulais.

— Je sais. C’est pourquoi tu dois vivre avec.

— Toute ma vie ?

— Oui. Elle sera longue, mais tu ne t’habitueras pas pour autant. Tu ne cesseras jamais de te demander dans quelle mesure chacun de tes actes est juste.

Maxime n’aimait pas les restaurants. Encore une question de caractère. Il se sentait beaucoup plus à l’aise dans les cafés et les bars, où les prix étaient d’ailleurs parfois plus élevés, mais qui n’exigeaient pas autant de cérémonie. Bien sûr, certains, notamment parmi les « nouveaux Russes », se comportent dans le plus chic des restaurants comme des bolcheviks en visite chez les bourgeois… aucune manière et aucun désir d’en acquérir. Mais quel plaisir peut-on éprouver à se montrer ridicule ?

Il devait se faire pardonner la nuit dernière. Sa femme avait fait mine de gober son histoire d’« importante rencontre d’affaires ». Mais il n’en éprouvait pas moins quelques légers remords. Si seulement elle avait pu deviner qui son mari était en réalité et ce qu’il faisait…

Maxime ne pouvait rien lui dire. Il pouvait seulement compenser ses absences nocturnes en recourant aux expédients dont use tout homme convenable après une petite infidélité. Cadeaux, attentions, sorties. Par exemple dans un très bon restaurant, avec une cuisine exotique recherchée, des serveurs étrangers, un décor raffiné, une riche carte des vins…

Il se demandait si Elena pensait vraiment qu’il l’avait trompée la veille. Cette question occupait l’esprit de Maxime, mais pas au point de la poser à haute voix. Il valait mieux en rester là. Un jour peut-être, elle saurait. Et elle serait fière de lui.

Espoir probablement vain. Il en était conscient. Dans un monde hanté par la cruauté et les ténèbres, il était le seul chevalier du Bien, infiniment solitaire, et il lui était interdit de partager la vérité qui se révélait à lui de temps à autre. Au début, Maxime espérait qu’il rencontrerait un jour son semblable : un voyant au royaume des aveugles, un chien de berger capable de repérer au sein du troupeau insouciant les loups déguisés en agneaux.

Non, personne pour combattre à ses côtés.

Malgré tout, il ne baissait pas les bras.

— Que me conseilles-tu de prendre ?

Maxime jeta un coup d’œil au menu. Il ne savait pas ce que signifiait « malai kofta ». Mais l’ignorance ne l’avait jamais empêché de tirer des conclusions. Après tout, les ingrédients étaient indiqués.

— Prends ça. C’est de la viande à la crème.

— Du bœuf?

Il ne comprit pas immédiatement qu’Elena plaisantait. Puis il répondit à son sourire.

— Il y a peu de chances.

— Et si je leur demande du bœuf ? insista Elena.

— Ils refuseront poliment.

L’obligation de distraire sa femme n’avait rien de pesant. C’était même plutôt agréable. Mais en ce moment, il aurait préféré observer la salle. Quelque chose n’allait pas. Une palpitation ténue dans l’atmosphère tamisée, un froid subtil au creux de l’échine qui l’obligeait à plisser les yeux et à regarder autour de lui…

Était-ce possible ?

Généralement, de longs mois s’écoulaient entre deux missions. Deux cas de suite, il avait peine à y croire…

Mais les symptômes étaient trop reconnaissables.

Maxime plongea la main dans la poche intérieure de son veston, comme pour vérifier son portefeuille. En réalité ses doigts effleurèrent un autre objet : un petit poignard en bois, soigneusement bien que maladroitement taillé. Il l’avait depuis son enfance et à l’époque déjà, il sentait confusément que c’était plus qu’un simple jouet.

Le poignard attendait.

Qui était-ce ?

— Max ? Tu rêves ?

Un reproche perça dans la voix d’Elena.

Ils trinquèrent. C’est un mauvais présage de trinquer avec sa femme : la famille risque de manquer d’argent. Mais Maxime n’était pas superstitieux.

Qui donc ?

Au début, il soupçonna deux jeunes femmes. Toutes deux jolies, et même belles, mais chacune à sa manière. La plus petite, brune, bien bâtie, aux mouvements anguleux comme ceux d’un homme, débordait d’énergie. Une aura de sex-appeal l’entourait. La seconde, aux cheveux clairs, était plus grande et aussi plus calme, plus retenue. Sa beauté était très différente, paisible.

Maxime croisa le regard attentif de sa femme et détourna les yeux.

— Des lesbiennes, jeta Elena avec mépris.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Mais regarde-les donc ! La petite brune, en jean, on dirait un mec.

Maxime hocha la tête et afficha une expression adéquate.

Ce n’étaient pas les jeunes femmes. Mais alors qui ?

Un téléphone mobile se mit à tinter dans un coin, et aussitôt une dizaine de personnes tendirent machinalement la main pour prendre le leur. Maxime regarda d’où venait la sonnerie et retint son souffle.

L’homme qui parlait à voix basse et hachée dans son combiné n’était pas seulement une personnification du mal. Un voile noir l’enveloppait, invisible aux autres mais dont Maxime percevait la présence. Un sentiment de danger en émanait : un danger proche et terrible.

Une douleur dans la poitrine.

— Tu sais, Elena, j’aimerais vivre sur une île déserte, dit-il soudain, à sa propre surprise.

— Tout seul ?

— Avec toi, et les enfants. Mais qu’il n’y ait personne d’autre.

Il vida son verre d’un trait, et le serveur le remplit aussitôt.

— Moi, ça ne me plairait pas.

— Je sais.

Le poignard dans sa poche était devenu lourd et brûlant. Une excitation brutale, presque sexuelle l’envahissait. Qui ne demandait qu’à jaillir.

— Tu te souviens d’Edgar Poe ? a demandé Svetlana.

On nous avait laissés entrer sans prêter attention à ma tenue. Les règles de ce restaurant très huppé étaient peut-être devenues plus démocratiques, ou alors ils manquaient de clients.

— Il est mort depuis trop longtemps. Mais Semion m’a raconté…

— Je ne te parle pas de Poe lui-même, mais de ses contes.

— « L’homme dans la foule » ?

— C’est ça, a répondu Svetlana en riant doucement. En ce moment, tu es dans la même situation, obligé de rechercher les endroits où il y a du monde.

— Pour l’instant, ça me plaît plutôt.

Nous avons commandé deux petits verres de Bayleys et quelques plats. D’après la façon dont le serveur nous a regardés, il m’a semblé qu’il se faisait des idées sur le but de notre visite : deux prostituées débutantes cherchant du travail, mais après tout, ça m’était égal.

— C’était un Autre ?

— Poe ? Probablement, mais non initié.

— « Il y a des entités – des choses incorporelles, ayant une double vie, laquelle a pour type cette dualité qui ressort de la matière et de la lumière, manifestée par la solidité et l’ombre », a doucement prononcé Svetlana.