Je l’ai regardée avec étonnement.
— Tu connais ?
— Eh bien…
J’ai levé les yeux et j’ai récité solennellement :
— « C’est le corps du silence : ne le redoute pas ! Il n’a en soi de pouvoir mauvais. Mais si quelque urgent destin (lot intempestif !) t’amène à rencontrer une ombre (elfe innommée, qui, elle, hante les régions isolées que n’a foulées nul pied d’homme) recommande ton âme à Dieu. » [1]
Nous nous sommes regardés une seconde, avant d’éclater de rire.
— Un petit duel littéraire, a remarqué malicieusement Svetlana. Match nul. On peut regretter l’absence de public. Mais pourquoi Poe n’a-t-il pas été initié ?
— Les Autres potentiels sont nombreux parmi les poètes. Mais il vaut mieux que certains candidats demeurent humains. Poe avait un psychisme trop instable, accorder des pouvoirs particuliers à ce type de personne revient à offrir un bidon de napalm à un pyromane. Difficile d’imaginer de quel côté il se serait rangé. Probable qu’il serait parti dans la Pénombre pour toujours, et très rapidement.
— Et comment y vivent-ils ? Ceux qui sont partis dans la Pénombre ?
— Je n’en sais rien, Sveta. Je crois bien que personne ne le sait. On peut parfois les rencontrer dans le monde crépusculaire, mais on ne peut pas communiquer avec eux au sens habituel du terme.
Svetlana a jeté un regard circulaire dans la salle.
— Je voudrais savoir, as-tu remarqué la présence d’un Autre ?
— Le vieillard, derrière moi, qui parle au téléphone ?
— Mais il n’est pas vieux !
— Il est très vieux, je t’assure. Je ne le regarde pas avec les yeux.
Svetlana s’est mordu la lèvre et a clos les paupières. Elle essayait déjà de faire montre de ses nouveaux pouvoirs.
— Je n’y arrive pas encore. Je n’arrive même pas à voir s’il est Clair ou Sombre.
— Sombre. Il ne fait pas partie du Contrôle du Jour, mais c’est un Sombre. Un mage de force moyenne. Lui aussi nous a remarqués.
— Et qu’allons-nous faire ?
— Nous ? Rien du tout.
— Mais il sert l’Obscurité !
— Et nous la Lumière. Et après ? En tant qu’agents de Contrôle, nous pourrions vérifier ses papiers. Mais je suis sûr qu’ils sont en règle.
— Et quand pourrons-nous intervenir ?
— Eh bien… S’il se transforme en démon et commence à décapiter les autres clients…
— Anton !
— Je suis parfaitement sérieux. Nous n’avons aucun droit d’empêcher un honnête mage noir de dîner au restaurant.
Le serveur a apporté notre commande et nous nous sommes tus. Svetlana a commencé à manger, mais sans appétit. Puis elle a demandé, du ton d’un enfant capricieux :
— Et le Contrôle de la Nuit va courber l’échine pendant encore longtemps ?
— Devant les Sombres ?
— Oui.
— Tant que nous n’aurons pas obtenu un avantage décisif. Tant que les humains qui deviennent des Autres continueront d’hésiter devant le choix qui leur est proposé. Tant que les Sombres ne seront pas tous morts de dépression. Tant qu’ils seront capables de pousser aisément les gens vers le mal.
— Mais ça revient à capituler !
— Non, ça revient à maintenir l’équilibre, à respecter le statu quo. Les deux camps sont dans l’impasse, à quoi bon le dissimuler ?
— Tu sais, le Sauvage qui à lui seul sème la terreur parmi les Sombres m’est nettement plus sympathique. Même s’il enfreint le Traité, et même s’il nous cause involontairement de gros ennuis ! Il lutte contre l’Obscurité, tu comprends ? Lui, il lutte. Seul contre tous !
— Tu ne te demandes pas pourquoi il tue les Sombres mais n’essaye pas d’entrer en contact avec nous ?
— Non.
— Il ne nous voit pas, Svetlana. Il ne remarque pas notre existence.
— C’est un autodidacte…
— Oui. Et très doué. Un Autre dont les pouvoirs se manifestent de manière chaotique. Capable de voir le Mal. Mais incapable de voir le Bien. Ça ne te fait pas peur ?
— Non. Excuse-moi, je ne saisis pas tes sous-entendus, Olga… Je veux dire Anton. Désolée. Tu parles exactement comme elle.
— Ce n’est rien.
— Le mage noir est sur le point de partir, a remarqué Svetlana en regardant par-dessus mon épaule. Il va aller pomper l’énergie de quelques pauvres innocents et leur lancer des mauvais sorts. Et nous, on ne fait rien.
Je me suis légèrement retourné. Et j’ai vu le Sombre. Physiquement, il avait trente ans tout au plus. Un charmant jeune homme, vêtu avec élégance. À sa table se trouvaient une jeune femme et deux enfants, un garçonnet d’environ sept ans et une fillette légèrement plus jeune.
— Il est juste parti pisser. Et à propos, sa famille, ce sont des humains ordinaires, sans le moindre pouvoir. Eux aussi, tu proposes de les liquider ?
— Tel père…
— Va raconter ça à Garik. Son père est un mage noir. Il est toujours vivant, d’ailleurs.
— Il y a des exceptions…
— La vie est faite d’exceptions.
Svetlana s’est tue.
— Je connais ce désir, Svetlana. Le désir de faire le bien et de lutter contre le mal. D’en finir une fois pour toutes. Moi aussi, je suis comme ça. Mais si tu ne comprends pas que c’est une voie sans issue, tu finiras dans la Pénombre. L’un d’entre nous sera forcé d’interrompre ton existence terrestre.
— Mais au moins j’aurai eu le temps…
— Tu sais de quoi tu auras l’air aux yeux du monde ? D’une psychopathe qui tue de braves gens sans défense. Les journaux publieront des descriptions à glacer le sang de tes crimes. Et on te collera des surnoms du genre « la Borgia sanglante de Moscou ». Tu déverseras plus de mal dans les âmes humaines qu’une brigade de mages noirs ne saurait en produire en une année.
— Pourquoi avez-vous toujours réponse à tout ? a demandé Svetlana avec amertume.
— Mais parce que nous avons déjà achevé notre stage et que nous avons survécu. Comme la plupart.
J’ai appelé le serveur pour demander le menu.
— On prend un cocktail ? Avant de partir ? A toi de choisir.
Svetlana a étudié la carte. Le serveur, un grand jeune homme au teint sombre, attendait. Il en avait beaucoup vu, et une jeune femme aux manières trop masculines n’avait rien qui puisse l’étonner.
— Un « alter ego », a proposé Svetlana.
Un mélange un peu trop fort à mon goût, mais j’ai dit :
— Deux « alter ego », et l’addition.
Pendant que le barman préparait nos cocktails et que le serveur calculait l’addition, un silence assez pénible s’est établi. Enfin, Svetlana a demandé :
— Bon, pour les poètes je comprends. Ce sont des Autres en puissance. Et les monstres ? Caligula, Hitler, les tueurs en série…
— Des humains.
— Tous ?
— Presque tous. Nous avons nos propres monstres. Dont les noms sont inconnus des hommes. Vous allez bientôt avoir des cours d’histoire.
Les « alter ego » avaient été préparés dans les règles de l’art. Deux couches de liquide épais oscillaient dans les verres sans se mélanger, une couche blanche et une couche noire : une liqueur à la crème sucrée et de la bière brune amère.
J’ai payé en liquide. Je n’aime pas laisser de traces électroniques. J’ai levé mon verre.
— Au Contrôle.
— Au Contrôle, a répété Svetlana. Et pour que tu te sortes de cette histoire…
J’avais envie de lui demander de toucher du bois, mais je me suis abstenu. J’ai vidé mon verre en deux gorgées, d’abord un goût sucré puis une légère amertume.