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— C’est bon, a dit Svetlana. Tu sais, je me plais ici. Si on restait encore un peu ?

— Il y a plein d’endroits agréables à Moscou. Allons quelque part où il n’y aura pas de mage noir.

— A propos, il n’est toujours pas revenu.

J’ai regardé ma montre. Il avait eu le temps de pisser deux seaux entiers…

Sa famille était toujours là. Et sa femme commençait à s’inquiéter.

— Je reviens.

— N’oublie pas qui tu es, m’a soufflé Svetlana.

Effectivement, suivre le mage noir dans les toilettes pour hommes aurait été quelque peu déplacé.

Malgré tout, j’ai traversé la salle en regardant au passage à travers la Pénombre. Selon toute logique, j’aurais dû apercevoir l’aura du mage, mais un vide gris régnait alentour, parsemé d’auras ordinaires : satisfaites, soucieuses, concupiscentes, ivres ou joyeuses.

Il n’était tout de même pas tombé dans le trou des cabinets !

Ce n’est qu’au-delà des murs du restaurant, près de l’ambassade de Biélorussie, que j’ai distingué une faible lumière : l’aura d’un Autre. Mais nettement plus faible que celle du mage noir et d’une autre couleur.

Où était-il passé ?

Le couloir étroit qui s’achevait sur deux portes était vide. J’ai hésité un instant : peut-être était-il simplement parti par la Pénombre sans que nous le remarquions, ou alors il était assez puissant pour se téléporter… J’ai ouvert la porte des toilettes pour hommes.

Elles étaient petites, très propres, très claires et imprégnées d’un puissant parfum de désodorisant fleuri.

Le mage noir était couché juste devant la porte et ses bras étendus m’ont empêché de l’ouvrir totalement. Son visage gardait une expression de surprise et d’incompréhension. J’ai remarqué l’éclat d’un fin tube de cristal dans sa paume ouverte. Il avait sorti son arme, mais trop tard.

Pas de sang. Rien. En regardant à nouveau par la Pénombre, je n’ai relevé aucune trace de magie.

A croire que ce type était mort d’une banale crise cardiaque ou d’une attaque cérébrale, comme si un Autre pouvait mourir de cette manière.

Un dernier détail excluait totalement cette version.

Une légère fente au col de sa chemise. Aussi fine que la trace d’un rasoir. Comme si on lui avait planté un couteau dans la gorge en déchirant légèrement son vêtement. Sauf que sa peau ne présentait aucune marque.

— Salauds…, ai-je murmuré sans savoir à qui je m’adressais. Quels salauds !

La situation pouvait difficilement être pire. Changer de corps, chercher des témoins dans un restaurant à la mode et se retrouver seul à seul avec le cadavre d’un mage noir fraîchement tué par le Sauvage.

— Viens, Pavlik, ai-je entendu derrière moi.

Je me suis retourné. La femme qui était assise à la table du mage noir venait d’entrer dans le couloir, elle tenait son fils par la main.

— J’ai pas envie, a protesté l’enfant d’une voix capricieuse.

— Tu vas entrer et dire à papa que nous nous ennuyons sans lui, a expliqué patiemment la femme.

Elle a levé la tête et m’a vue.

— Appelez quelqu’un, me suis-je écrié d’une voix tragique. Cet homme a un malaise ! Emmenez cet enfant et appelez de l’aide !

On m’a entendu dans la salle. Olga avait une voix assez forte. Aussitôt, le silence s’est établi, seule la musique indienne continuait d’étirer ses notes langoureuses, mais plus aucun bruit de voix.

Évidemment, la femme ne m’a pas écouté… Elle s’est précipitée vers son mari en m’écartant de sa route et s’est mise à pousser des cris désespérés, déjà consciente qu’il n’y avait plus rien à faire, tandis que ses mains déboutonnaient malgré tout la chemise, secouaient le corps inerte. Puis elle s’est mise à le gifler, comme si elle espérait qu’il faisait semblant ou qu’il était seulement évanoui.

— Maman, pourquoi tu frappes papa ? a crié le petit Pavlik d’une voix aiguë.

Nullement effrayée, simplement surprise. Il n’avait sans doute jamais assisté à la moindre scène de ménage entre ses parents. C’était une famille unie.

J’ai pris le garçonnet par l’épaule et je l’ai prudemment emmené à l’écart. Des gens faisaient déjà irruption dans le couloir. J’ai aperçu Svetlana, dont les yeux se sont écarquillés. Elle a immédiatement compris.

— Emmenez cet enfant, ai-je dit au serveur. Je crois que cet homme est mort.

— Qui a découvert le corps ? a-t-il demandé très calmement.

Il n’avait plus l’ombre d’un accent étranger.

— Moi.

Le serveur a hoché la tête et a transmis le garçonnet aux bons soins d’une de ses collègues. L’enfant venait d’éclater en sanglots, prenant enfin conscience que quelque chose de grave s’était produit dans son petit univers douillet.

— Et que faisiez-vous dans les toilettes pour hommes ?

— La porte était ouverte et j’ai vu le corps étendu, ai-je répondu machinalement.

Le serveur a hoché la tête, comme pour indiquer qu’il voulait bien croire à ma version. Ce qui ne l’a pas empêché de me saisir vigoureusement par le coude.

— Madame, il faut que vous attendiez l’arrivée de la police.

Svetlana se frayait déjà un chemin dans notre direction. Elle a plissé les yeux. J’ai eu peur qu’elle n’essaye d’influencer sa mémoire… Je n’avais vraiment pas besoin de ça !

— Bien sûr, bien sûr ! me suis-je exclamé.

Je me suis écartée d’un pas et le serveur s’est vu forcé de lâcher mon bras et de me suivre.

— Sveta, c’est horrible… Il y a un cadavre !

— Olga..

Svetlana a réagi de manière adéquate. Elle m’a enlacé par les épaules, a jeté un regard indigné au serveur et m’a entraîné dans la salle.

A cet instant, le garçonnet s’est glissé entre nous pour traverser en courant la foule curieuse et avide. Il s’est jeté avec un cri déchirant sur sa mère qu’on essayait d’emmener de force. Profitant de la cohue, celle-ci s’est de nouveau laissé tomber sur le corps de son mari et s’est remise à le secouer :

— Guéna, lève-toi ! Guéna, lève-toi donc !

J’ai senti Svetlana frémir à la vue de cette scène. Je lui ai soufflé :

— Eh bien ? Tu veux toujours exterminer les Sombres par tous les moyens ?

— Pourquoi as-tu fait une chose pareille ? Je n’avais pas besoin de ça pour comprendre ! a soufflé rageusement Svetlana.

— Hein ?

Nous nous sommes regardés dans les yeux.

— Ce n’est pas toi ? a demandé Svetlana d’un air de doute… Désolée… Je te crois.

Et là, j’ai vraiment compris que j’étais dans le pétrin jusqu’au cou.

L’inspecteur n’a pas manifesté d’intérêt particulier à mon égard. Il s’était déjà forgé une opinion : mort naturelle. Un cœur en mauvais état, un abus de drogue… Les causes pouvaient être nombreuses. Il n’éprouvait pas l’ombre d’une sympathie pour les richards qui fréquentent les restaurants de luxe.

— Le cadavre était étendu là ?

— Oui, il était là, ai-je répondu d’une voix lasse. C’est vraiment affreux !

L’inspecteur a haussé les épaules. Il ne voyait rien d’affreux dans ce cadavre, d’autant qu’il n’y avait même pas de sang. Mais il a daigné acquiescer :

— Oui, un spectacle pénible. Il y avait quelqu’un d’autre à proximité ?

— Personne. Puis cette femme est arrivée. La femme du cadavre, avec son enfant.

Un sourire oblique m’a récompensé pour ce discours volontairement décousu.