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— Merci, Olga. Nous vous contacterons peut-être. Vous n’avez pas l’intention de quitter la ville dans les jours prochains ?

J’ai secoué énergiquement la tête. La présence de la police ne m’inquiétait pas le moins du monde.

Contrairement à celle du chef, discrètement installé dans un coin de la salle.

L’inspecteur m’a laissé en paix pour aller questionner « la femme du cadavre ». Boris Ignatievitch est aussitôt venu s’asseoir à notre table. Un léger sort devait le protéger, personne ne lui prêtait la moindre attention.

— Alors, on s’est mis dans de beaux draps ? a-t-il demandé.

— Nous ? ai-je précisé à tout hasard.

— Oui. Vous. Ou plutôt toi.

— J’ai respecté vos instructions, ai-je murmuré, furieux. Et je n’ai pas touché un seul cheveu de ce mage !

Le chef a soupiré.

— Je n’en doute pas. Mais comment toi, un agent de Contrôle, connaissant la situation, as-tu eu l’idée saugrenue de le suivre tout seul dans les toilettes ?

— Mais qui aurait pu prévoir ?

— Toi. Si nous avons eu recours à de telles mesures… à un tel déguisement… Quelles étaient tes instructions ? Ne jamais rester seul ! Pas une minute ! Manger et dormir avec Svetlana. Prendre votre douche ensemble. Vous auriez dû aller ensemble aux toilettes ! Pour qu’à chaque seconde, tu sois…

Le chef a soupiré et s’est tu.

— Boris Ignatievitch, est intervenue Svetlana. Ça n’a plus guère d’importance. Réfléchissons plutôt à ce que nous allons faire maintenant.

Le chef l’a considérée avec une légère surprise.

— Tu as raison, Sveta… Réfléchissons. Tout d’abord, il faut constater que la situation a empiré de manière catastrophique. Si jusqu’ici Anton était seulement soupçonné, désormais, il a pratiquement été pris en flagrant délit. Ne secoue pas la tête. On t’a vu penché sur un cadavre tout frais. Le cadavre d’un mage noir, tué selon le même procédé que les victimes précédentes. Il n’est plus en notre pouvoir de te défendre. Le Contrôle du Jour va porter plainte devant le Tribunal et exiger de lire ta mémoire.

— C’est très dangereux, n’est-ce pas ? a demandé Svetlana. Mais au moins, ça prouvera l’innocence d’Anton.

— Oui, et par la même occasion, les Sombres apprendront les informations auxquelles il a pu avoir accès. Svetlana, imagine un peu tout ce qu’il sait en tant que responsable de notre service informatique. Il a pu oublier certaines données après les avoir traitées. Mais les Sombres ont d’excellents spécialistes. Et Quand Anton, blanchi, sortira du Tribunal… en supposant qu’il supporte le traitement qu’on lui fera subir, le Contrôle du Jour sera au courant de nos plans. Représente-toi les conséquences. Les méthodes d’enseignement et de recherche des nouveaux Autres, l’analyse de nos opérations sur le terrain, notre réseau d’informateurs humains, les statistiques de nos pertes, les dossiers de nos agents, nos projets financiers…

Ils parlaient de moi, mais on aurait pu croire que j’étais absent. Ce n’était pas du cynisme. Mais le chef demandait conseil à Svetlana, une magicienne débutante, et non à moi, qui avais le potentiel d’un mage de troisième classe.

En comparant la situation à une partie d’échecs, la position était aussi simple que vexante. J’étais un cavalier, un honnête cavalier du Contrôle. Et Svetlana un pion. Mais un pion sur le point de devenir reine.

Tous les malheurs qui me menaçaient étaient moins importants pour le chef que la possibilité de donner une petite leçon pratique à la future Grande magicienne.

— Boris Ignatievitch, vous savez bien que je ne permettrai pas qu’on décortique ma mémoire, ai-je déclaré.

— En ce cas, tu seras condamné.

— Je sais. Je peux jurer solennellement que je ne suis pour rien dans la mort de ces Sombres. Mais il m’est impossible de le prouver.

— Boris Ignatievitch, et si… S’ils vérifient la mémoire d’Anton seulement pour aujourd’hui? s’est exclamée Svetlana. Ce sera suffisant pour les convaincre…

— On ne découpe pas la mémoire en tranches. Il faut la retourner entièrement. En commençant par le premier instant de ta vie. Par l’odeur du lait maternel, le goût du liquide amniotique (le chef parlait avec une dureté soulignée), c’est bien ça le malheur. Même si Anton ne connaissait aucun secret… imagine ce que ça représente de se souvenir et de revivre absolument tout ! Tu flottes dans une eau sombre et visqueuse, les parois se resserrent, tu aperçois un éclat de lumière devant toi, tu as mal, tu étouffes, il faut que tu respires… Tu revis ta propre naissance. Et tout le reste, instant par instant… Tu as peut-être entendu dire qu’on revoit toute son existence avant de mourir ? C’est ce qui se passe quand on te retourne la mémoire. En plus, au fond de toi, tu sais que tout a déjà eu lieu. Difficile de ne pas perdre la raison.

— Vous en parlez comme si…, a prononcé Svetlana d’une voix hésitante.

— Oui, je suis passé par là. Il y a plus d’un siècle. Mais pas lors d’un interrogatoire. À l’époque, le Contrôle étudiait les effets de l’analyse de la mémoire… Nous avions besoin d’un volontaire. Il m’a fallu un an pour m’en remettre.

— Et de quelle manière ?

— Grâce à de nouvelles impressions. Des émotions nouvelles. Des pays nouveaux, des plats inhabituels, des rencontres inattendues, des problèmes inédits. Et malgré tout (le chef a souri amèrement) il m’arrive encore de me demander si ce qui m’entoure est bien la réalité, ou des souvenirs revécus. Suis-je en train de vivre ou suis-je étendu sur une plaque de cristal au siège du Contrôle du Jour, tandis qu’on déroule ma mémoire comme un écheveau…

Il s’est tu.

Des gens étaient assis autour de nous, les serveurs s’affairaient. Les policiers étaient partis, emportant le corps du mage noir. Un homme, probablement un parent, était venu chercher la veuve et les enfants en voiture. Personne ne se souciait plus de l’incident. Au contraire, les clients semblaient en avoir tiré un surcroît d’appétit et de soif de vivre. Personne ne faisait attention à nous. Le sort jeté par le chef obligeait tout le monde à détourner les yeux.

Et si jamais tout cela avait déjà eu lieu ?

Si moi, Anton Gorodetski, administrateur système de l’entreprise commerciale « Nix » et mage du Contrôle de la Nuit, j’étais allongé sur une plaque de cristal couverte de runes antiques ? Tandis qu’on déroulait ma mémoire, qu’on la disséquait, qu’on l’examinait sous tous les angles, peu importe qui : des mages noirs ou un tribunal mixte…

Non!

Impossible. Je n’éprouvais aucun sentiment de déjà vu. Je n’avais encore jamais séjourné dans un corps de femme, je n’avais encore jamais trouvé de cadavre dans les toilettes d’un restaurant…

Le chef a sorti de sa poche un long et fin cigarillo.

— Bon, je crois vous avoir suffisamment inquiétés. La situation est claire ? Qu’allons-nous faire ?

— Je suis prêt à accomplir mon devoir, ai-je déclaré.

— Attends, Anton. Ne joue pas les héros.

— Je ne joue pas les héros. Ce n’est même pas pour protéger les secrets du Contrôle. Je ne supporterai jamais ce type d’interrogatoire. Je préfère mourir.

— Nous ne mourrons pas comme des êtres humains.

— Oui, c’est plus difficile pour nous. Mais je suis prêt.

Le chef a soupiré.

— Les filles… Euh, désolé Anton… Plutôt que de songer aux conséquences, réfléchissons d’abord à ce qui a précédé. Il est parfois utile d’examiner le passé.

— Réfléchissons, ai-je accepté sans grand espoir.

— Le Sauvage braconne en ville depuis des années. Selon les dernières données recueillies par notre service d’analyse, ces meurtres étranges auraient commencé il y a trois ans et demi. Les victimes sont en partie des Sombres. Le reste étant probablement des Sombres potentiels. Aucune des victimes n’avait dépassé la quatrième classe. Aucune ne travaillait pour le Contrôle du Jour. Et le plus curieux, c’est qu’elles étaient toutes… modérément Sombres, si j’ose m’exprimer ainsi. Il leur arrivait de tuer ou de manipuler les gens, mais beaucoup plus rarement qu’elles n’auraient pu.