Je n’avais pas la force de me lancer à sa poursuite. J’ai enregistré son aura, grise et racornie. Désormais, nous avions le moyen de la retrouver. Elle ne nous échapperait pas.
Mais où était donc le gamin ?
Une fois sorti de la Pénombre invoquée par les vampires, il aurait dû perdre conscience ou du moins sombrer dans un état de stupeur. Mais il n’était plus sous le porche. Il n’avait pu passer devant moi sans que je l’aperçoive. J’ai bondi dans la cour et je l’ai vu qui s’enfuyait, presque plus vite que la fille-vampire. Brave garçon ! Il pouvait se passer de mon aide. Il se souviendrait de l’aventure, ce qui était regrettable, mais qui voudrait croire le récit d’un enfant ? D’ailleurs, au matin, cette rencontre prendrait la forme confuse d’un cauchemar.
Peut-être aurais-je dû le rattraper malgré tout…
— Anton !
Igor et Garik, notre inséparable duo de patrouilleurs, étaient en train de courir dans ma direction.
— Il y en a une qui s’est enfuie ! les ai-je prévenus.
Garik a heurté du pied le corps du vampire, soulevant un nuage de poussière. Il a crié:
— L’aura !
Je lui ai envoyé l’image de la fille-vampire, il a grimacé avant d’accélérer l’allure. Igor, qui le suivait, m’a lancé :
— N’oublie pas de faire le ménage !
J’ai hoché la tête, comme s’il avait besoin de ma réponse, et j’ai quitté la Pénombre. Le monde a retrouvé ses couleurs. Les silhouettes des patrouilleurs ont disparu ; même la neige, qui couvrait la cour dans la réalité humaine, ne gardait pas trace de leur passage.
Je me suis dirigé en soupirant vers la Volvo grise garée contre le trottoir. Sur le siège arrière, j’ai récupéré un sac en plastique, une pelle et un balai. En cinq minutes, j’ai recueilli les restes du vampire, qui ne pesaient presque rien, et j’ai rangé le sac dans le porte-bagages. Puis j’ai pris un peu de neige sale dans le tas oublié dans un coin par le balayeur négligent et je l’ai répandue sous le porche, j’ai piétiné quelques instants pour faire
disparaître les ultimes fragments du vampire dans la boue. Il n’aurait pas droit à une sépulture.
C’était fini.
Je suis retourné à la voiture, je me suis installé au volant, j’ai défait mon anorak. Je me sentais satisfait. Et même très satisfait. Le vampire principal était mort, nos patrouilleurs allaient rattraper sa compagne. Le gamin était toujours en vie.
Le chef serait rudement content !
— C’est du travail bâclé !
J’ai tenté de protester, mais sa réplique suivante, cinglante comme une gifle, m’a cloué le bec.
— Digne d’un amateur !
— Mais…
— Tu es conscient de tes erreurs, au moins ?
La pression du chef s’est relâchée et j’ai osé lever les yeux du plancher.
J’ai dit prudemment :
— Je crois…
J’aime bien ce bureau. Les nombreuses curiosités qui ornent les murs et les étagères en verre trempé, ou qui sont négligemment posées sur la table entre les disquettes et les piles de papier, éveillent un écho enfantin dans mon âme. Chaque objet, du vieil éventail japonais jusqu’au fragment de métal déchiré surmonté d’un cerf, emblème automobile, recèle une histoire. Quand le chef est de bonne humeur, il peut vous raconter des aventures passionnantes.
Mais cela lui arrive rarement.
Le chef a cessé de se promener de long en large. Il est retourné s’asseoir dans son fauteuil de cuir et a allumé une cigarette.
— Eh bien, vas-y, explique.
Sa voix est redevenue neutre et sérieuse, en accord avec son physique. Au regard d’un quidam non averti, il affichait la quarantaine et semblait appartenir à cette classe, fort peu nombreuse, de moyens entrepreneurs qui représentent les espoirs du gouvernement russe actuel.
— Que j’explique quoi ? ai-je demandé, au risque d’une nouvelle semonce.
— Tes erreurs.
— Ma première erreur, Boris Ignatievitch, ai-je déclaré de mon air le plus innocent, c’est d’avoir mal interprété le sens de ma mission.
— Pas possible ?
— J’ai cru que mon but était de retrouver un vampire qui avait tué plusieurs personnes à Moscou. Et… de le mettre hors d’état de nuire.
— Eh bien ?
— En réalité, le but principal de ma mission était de vérifier si j’étais apte à travailler sur le terrain. Faute de l’avoir compris, et suivant le principe « séparer et protéger »…
Le chef a soupiré en hochant la tête. Quelqu’un le connaissant moins bien que moi aurait pu croire qu’il était gêné.
— Tu t’es donc pleinement conformé à ce principe ?
— Oui. Et c’est pourquoi j’ai échoué dans ma mission.
— Et à quel moment as-tu échoué ?
J’ai regardé la chouette blanche empaillée qui se trouvait dans la vitrine. Avait-elle vraiment bougé la tête ?
— Au début… J’ai vidé l’amulette en essayant de neutraliser une tornade noire, sans y parvenir.
Boris Ignatievitch a fait la moue. Il s’est lissé les cheveux.
— Bien, commençons par là. J’ai étudié l’empreinte et si tu n’as pas exagéré…
J’ai secoué la tête d’un air indigné.
— Je te crois. On ne peut pas neutraliser une tornade de cette force avec une amulette. Tu te souviens de la table de classification ?
Diantre ! J’aurais dû penser à jeter un coup d’œil à mes notes de cours…
— Je suis sûr que tu as tout oublié. Mais ça n’a pas d’importance. Cette tornade est hors classe. Tu n’avais aucun moyen de la maîtriser.
Le chef s’est incliné vers moi pour ajouter en baissant la voix :
— Et tu sais, Anton… Moi non plus je n’y serais pas arrivé.
C’était un aveu inattendu. Je n’ai su que répondre. L’omni-puissance du chef faisait figure d’évidence pour moi comme pour tous mes collègues, même si personne n’énonçait ce credo à haute voix.
— Une tornade pareille ne peut être neutralisée que par son auteur.
— Il faut le trouver, ai-je dit d’une voix hésitante. Et sauver cette pauvre fille…
— Il ne s’agit pas seulement de la fille, c’est beaucoup plus grave.
— Pourquoi ? ai-je demandé sans réfléchir, avant de me rattraper : Il faut arrêter le mage noir ?
Le chef a soupiré.
— Il a peut-être une licence. Il avait peut-être le droit de lancer cette malédiction. Il ne s’agit pas du mage. Une tornade aussi puissante… Tu te souviens de l’avion qui est tombé récemment ?
J’ai sursauté. Nos services n’étaient pas en cause, c’était plutôt une lacune dans nos lois : le pilote, victime d’une malédiction, avait perdu le contrôle de son appareil qui s’était écrasé en pleine ville. Une centaine de morts innocents…
— Ce genre de tornade est incapable de circonscrire son action. La fille est condamnée, mais elle ne va pas recevoir une brique sur la tête. Son immeuble va exploser, elle va être emportée par une épidémie, à moins qu’une bombe atomique ne tombe sur Moscou… C’est de ça que nous devons nous préoccuper en premier lieu.
Le chef s’est soudain retourné pour fusiller la chouette empaillée du regard. L’oiseau a aussitôt replié ses ailes et ses yeux de verre ont perdu leur éclat.
— Boris Ignatievitch, me suis-je exclamé, horrifié, j’ai commis une erreur…