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J’ai regardé le chef dans les yeux.

Une secousse. Et des fils d’énergie. Il m’a envoyé l’empreinte.

Non, je n’ai pas vu le visage de la compagne du Sauvage. J’ai vu son aura, ce qui était beaucoup plus important. Plusieurs couches d’un vert bleuté, une petite tache brune, une raie blanche. Une aura assez complexe, facile à mémoriser et assez sympathique dans l’ensemble. Je me suis senti troublé.

Elle l’aimait.

Elle l’aimait et lui pardonnait tout, elle pensait qu’il avait cessé de l’aimer, mais le supportait et était prête à le supporter quoi qu’il arrive.

Grâce à l’aura de cette femme, le Contrôle retrouverait le Sauvage et je le livrerais au Tribunal où la mort l’attendait.

— N-non, ai-je protesté.

Le chef m’a regardé avec compréhension.

— Elle n’est coupable de rien et elle l’aime, vous l’avez bien vu !

La musique plaintive résonnait à mes oreilles. Personne n’a réagi à mon cri. J’aurais pu me rouler par terre ou me cacher sous une table, les clients se seraient contentés de resserrer les jambes en continuant à déguster leurs plats exotiques.

Svetlana nous regardait. Elle était parvenue à garder l’empreinte de l’aura, mais n’avait su la lire : ça relevait de la sixième classe.

— En ce cas, c’est toi qui vas mourir.

— Je sais ce que…

— Et tu n’as pas pensé à ceux qui t’aiment ?

— Je n’ai pas le droit de faire ça.

Boris Ignatievitch a souri tristement.

— Un vrai héros. Nous aimons jouer aux héros… Avoir les mains propres, un cœur en or et des pieds qui n’ont jamais marché dans la merde… Et la femme de la victime, tu t’en souviens ? Et ses enfants en larmes ? Ce ne sont pas des Sombres. Mais des humains ordinaires… que nous avons promis de protéger. Pourquoi penses-tu que nous étudions à l’avance les conséquences de la moindre opération ? Pourquoi nos analystes, même si je n’arrête pas de les critiquer, ont tous les cheveux blancs dès cinquante ans ?

Le chef était en train de me passer un sacré savon, exactement comme j’avais passé un peu plus tôt un savon à Svetlana sur le même sujet.

— Le Contrôle a besoin de toi, Anton ! Il a besoin de Svetlana. Mais il n’a que faire d’un psychopathe, même d’un bon psychopathe. S’armer d’un poignard et tendre des embuscades aux Sombres dans les toilettes et les cours obscures, c’est facile. Sans songer aux conséquences ni mesurer l’ampleur des dégâts. Sur quel front combattons-nous, Anton ?

J’ai baissé la tête.

— Parmi les humains.

— Et qui défendons-nous ?

— Les humains.

— Le mal abstrait, ça n’existe pas, tu devrais bien le comprendre ! Les racines du mal sont là, autour de nous… Dans ce troupeau qui mastique et prend du bon temps juste après un meurtre. C’est pour les humains que tu dois te battre. L’Obscurité est une hydre : plus de têtes on coupe, et plus il en repousse ! La seule méthode, c’est de l’affamer ! Si tu tues cent Sombres, un millier viendront prendre leur place. C’est pourquoi le Sauvage est coupable ! Et c’est pourquoi il faut le trouver. Et l’obliger à comparaître devant le Tribunal. De gré ou de force.

Brusquement, le chef s’est levé en sursaut.

— Les filles, on s’en va…

J’étais déjà habitué. J’ai attrapé mon sac à main d’un geste machinal.

Le chef devait avoir ses raisons.

— Vite !

Soudain, j’ai compris que j’avais besoin de visiter d’urgence l’endroit où le mage noir avait vécu ses derniers instants. Mais je n’ai pas osé le dire. Nous avons foncé vers la sortie si vite que le portier nous aurait certainement arrêtés s’il avait pu nous voir.

— Trop tard, a murmuré le chef devant la porte. Nous n’aurions pas dû bavarder si longtemps.

Deux jeunes gens musclés et une jeune femme sont entrés dans le restaurant. Je connaissais cette dernière. Alissa Donnikova. La sorcière du Contrôle du Jour. Ses yeux se sont écarquillés à la vue du chef.

Deux silhouettes insaisissables se sont glissées à sa suite, marchant à travers la Pénombre.

— Je vous demande de rester, a dit Alissa d’une voix rauque, à croire qu’elle avait la gorge sèche.

— Arrière, a jeté le chef en bougeant légèrement la main, et les Sombres ont été aussitôt repoussés contre le mur.

Alissa a essayé de résister, mais elle n’était pas de taille.

— Zébulon, je t’invoque, a-t-elle glapi.

Ça alors. Cette petite sorcière faisait certainement partie de ses favorites pour avoir le droit de l’appeler.

Deux Sombres ont jailli de la Pénombre. À vue de nez, des mages combattants de troisième ou de quatrième classe. Évidemment, ils étaient loin de faire le poids face à Boris Ignatievitch, et je ne comptais pas non plus pour rien, mais ils risquaient de nous retarder sérieusement.

Le chef l’a compris.

— Que voulez-vous ? a-t-il demandé d’un ton autoritaire. C’est l’heure du Contrôle de la Nuit.

— Un crime a été commis. Ici même, tout récemment. L’un des nôtres a été tué, par l’un de…

Les yeux d’Alissa étincelaient. Son regard allait du chef à moi.

— Par qui ? a demandé le chef, en espérant qu’elle allait répondre.

Mais la sorcière n’a pas cédé à sa provocation. Si elle avait osé, vu leur statut respectif, jeter une telle accusation à la face de Boris Ignatievitch, il l’aurait réduite en chair à pâté.

Sans se soucier un seul instant des conséquences.

— Par quelqu’un de votre camp !

— Le Contrôle de la Nuit ignore l’identité du meurtrier.

— Nous demandons officiellement votre assistance.

Là, nous étions coincés. Refuser une demande d’aide formulée par des agents du Contrôle adverse, c’est presque une déclaration de guerre.

— Zébulon, je t’invoque, a crié une nouvelle fois la sorcière.

J’espérais vaguement qu’il était pris ailleurs et trop occupé pour l’entendre.

— Nous sommes prêts à collaborer, a déclaré le chef d’une voix glaciale.

J’ai regardé la salle par-dessus les épaules carrées des Sombres qui nous encerclaient, avec l’intention manifeste de nous empêcher de partir. Quelque chose d’étrange se passait dans le restaurant.

Les gens s’empiffraient à grand bruit.

On aurait dit un troupeau de porcs. Le regard vitreux, certains serraient encore couteaux et fourchettes, mais la plupart mangeaient avec les mains, en éructant, soufflant et crachant. Un homme d’un certain âge élégamment vêtu, attablé avec une toute jeune femme et trois gardes du corps, buvait son vin à même la bouteille. Un sympathique jeune « yuppie » et sa charmante copine se disputaient une assiette, s’aspergeant mutuellement de sauce orange grasse. Les serveurs couraient entre les tables, jetant aux clients assiettes, tasses, bouteilles, cocottes et coupes…

Les Sombres ont leurs méthodes pour distraire l’attention des gens.

— L’un de vous était-il présent dans le restaurant au moment du meurtre ? a demandé la sorcière d’une voix triomphante.

— Oui, a répondu le chef après un silence.

— Et qui donc ?

— Mes deux compagnes.

— Olga, Svetlana, a dit Alissa en nous dévorant des yeux, n’y avait-il pas avec vous un agent du nom d’Anton Gorodetski ?

— Il n’y avait pas d’autre Sentinelle du Contrôle ici, à part nous, a répondu rapidement Svetlana.

Trop rapidement. Alissa a froncé les sourcils, soupçonnant que sa question manquait de précision.

— Quelle nuit paisible, vous ne trouvez pas ?