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Zébulon venait de pousser la porte.

Je l’ai regardé, résigné. Mon déguisement ne tromperait pas un mage de son calibre. Il n’avait pas su reconnaître le chef sous les traits d’Ilya, mais un vieux renard ne se laisse pas prendre deux fois au même piège.

— Pas si paisible, Zébulon, a dit le chef. Écarte tes sbires si tu ne veux pas que je m’en charge.

Le mage noir n’avait pas changé d’un iota, à croire que le temps s’était arrêté et qu’un printemps quelque peu tardif n’était pas venu prendre le relais d’un hiver glacé. Costume, cravate, chemise grise, souliers étroits à l’ancienne mode. Des joues creuses, un regard morne, des cheveux courts.

— Je savais qu’on se reverrait, a dit Zébulon.

Il ne regardait que moi.

— C’est vraiment stupide, a-t-il poursuivi. Pourquoi fais-tu ça?

Il s’est avancé d’un pas, et Alissa s’est précipitamment écartée de sa route.

— Un bon travail, des revenus confortables, un amour-propre satisfait… Toutes les joies de ce monde sont à ta portée, il suffit de déclarer en temps voulu qu’elles sont destinées à servir le Bien… Et pourtant, ça ne te suffit pas. Je ne te comprends pas, Anton.

— Et moi, c’est toi que je ne comprends pas, a dit le chef en lui barrant la route.

Le mage noir a tourné les yeux vers lui comme à contrecœur.

— Décidément, tu vieillis, Boris… Dans le corps de ta maîtresse se trouve Anton Gorodetski. Que nous soupçonnons d’être un tueur en série. Ça fait peut-être longtemps qu’il s’y cache ? Et tu ne t’es vraiment aperçu de rien ?

Zébulon rigolait doucement. J’ai regardé les Sombres. Ils n’avaient pas encore pleinement digéré ce que leur chef venait de dire. Mais dans une seconde…

J’ai vu Svetlana lever les mains, des flammes jaunes palpitaient sur ses paumes.

Elle venait de passer son examen pour la cinquième classe… Mais nous ne pouvions sortir vainqueurs de cet affrontement. Nous n’étions que trois contre six. Si Svetlana attaquait pour essayer de me sauver, moi qui étais déjà dans la mélasse jusqu’au cou, ce serait un vrai massacre.

J’ai bondi.

En me félicitant qu’Olga ait un corps robuste et bien entraîné. Les Autres des deux camps ont depuis longtemps perdu l’habitude de compter sur leur force physique et de se battre comme des humains. Mais Olga, privée de la majorité de ses pouvoirs, ne négligeait pas les arts martiaux.

Zébulon s’est plié en deux en poussant un râle quand mon poing – ou plutôt celui d’Olga – lui a percuté le ventre. Je lui ai expédié mon pied dans les genoux et je me suis précipité dehors.

— Arrête ! a hurlé Alissa d’une voix où se mêlaient enthousiasme, haine et amour.

Je courais dans la rue Pokrovka, en direction de la place Zemlianoï Val. Mon sac battait contre mon dos. Heureusement que j’étais en chaussures de sport. Semer mes poursuivants… Me perdre dans la foule… Le cours de survie en ville était l’un de mes préférés, mais il était bref, trop bref. Qui aurait pu penser qu’un agent de Contrôle aurait besoin de courir et de se cacher au lieu de poursuivre lui-même et de capturer des contrevenants ?

Un long sifflement a retenti dans mon dos.

J’ai bondi, mû par un simple réflexe, sans comprendre encore. Un jet de feu pourpre m’a dépassé, a tenté de freiner pour revenir vers moi, mais la force d’inertie était trop grande, et la décharge s’est aplatie contre un mur, chauffant les pierres à blanc.

Mais c’était…

J’ai trébuché et je me suis étalé par terre. Quand j’ai regardé derrière moi, j’ai vu Zébulon diriger à nouveau une baguette de combat dans ma direction, mais très lentement, comme si quelque chose le ralentissait.

C’était une attaque mortelle !

Si « le fouet de Shaab » m’avait atteint, il m’aurait réduit en cendres.

Ainsi donc, le Contrôle du Jour ne cherchait pas à savoir ce que j’avais dans le crâne. Ils voulaient tout bonnement me liquider.

Les Sombres me couraient après, Zébulon me visait, le chef retenait Svetlana qui essayait de se dégager… Je me suis remis debout et j’ai poursuivi ma course, conscient que je n’arriverais pas à m’échapper. Ma seule consolation, c’était l’absence de passants : une peur inconsciente et purement instinctive les avait fait fuir dès le début de l’affrontement. Il n’y aurait pas de victimes accidentelles.

Un bruit de freins. Je me suis retourné et j’ai vu les Sombres s’écarter au passage d’une voiture qui fonçait à toute allure. Le conducteur, sans doute persuadé d’avoir affaire à un règlement de comptes entre deux bandes rivales, s’est arrêté un instant avant d’accélérer.

L’arrêter… Non, je ne pouvais pas faire ça.

J’ai bondi sur le trottoir et je me suis accroupi derrière une vieille Volga pour me protéger de Zébulon. Une Toyota gris argent m’a dépassé avant de freiner bruyamment.

La portière s’est ouverte du côté du conducteur qui m’a fait signe de la main.

Pas possible !

C’est seulement dans les mauvais films d’action qu’une voiture passant par hasard ramasse le héros en fuite.

C’est ce que j’ai pensé en ouvrant la portière arrière et en sautant à l’intérieur.

Je me suis retrouvé à côté d’une femme qui a crié :

— Vite, vite !

Mais le conducteur avait déjà redémarré en trombe. Une nouvelle décharge du « fouet de Shaab » a jailli derrière nous, nous manquant de peu… La voiture a fait une embardée, évitant le jet incandescent. La femme a poussé un hurlement aigu.

Comment voyaient-ils les choses ? Sous forme de rafales de mitraillette ou de tirs de fusées ? Ou peut-être de lance-flammes ?

— Mais pourquoi diable es-tu revenu ? a crié la femme en se penchant en avant, avec l’intention manifeste de frapper le conducteur dans le dos.

J’ai voulu lui saisir la main, mais un soubresaut du véhicule l’a fait retomber en arrière.

— Ne faites pas ça, ai-je dit doucement, récoltant un regard indigné.

Quelle femme se réjouirait de l’apparition dans sa voiture d’une belle inconnue échevelée poursuivie par une bande de bandits armés jusqu’aux dents… et pour laquelle son mari met soudain sa vie en danger.

Mais nous ne courions plus de risque immédiat. Nous avions déjà dépassé Zemlianoï Val et un flot de voitures nous entourait. Amis et ennemis étaient restés loin derrière.

— Merci, ai-je dit à la nuque du conducteur.

— Vous n’êtes pas blessée ?

— Non. Merci infiniment. Pourquoi vous être arrêté ?

— Parce qu’il est complètement cinglé ! a glapi ma voisine.

Elle s’était reculée à l’autre bout de la banquette, comme si j’étais une pestiférée.

— Parce que j’ai le sens des responsabilités, a objecté l’homme d’un ton neutre. Pourquoi ces types vous… – mais bon, ça ne me regarde pas.

— Ils ont essayé de me violer, ai-je jeté sans réfléchir.

Excellente explication. Violer une femme dans un grand restaurant. Moscou est une ville à forte criminalité, mais ce n’est tout de même pas le Far West.

— Où voulez-vous que je vous emmène ?

— Déposez-moi ici, ai-je dit en voyant le « M » lumineux du métro. Je rentrerai toute seule.

— Nous pouvons vous ramenez chez vous.

— Merci, ce n’est pas la peine. Vous avez déjà fait énormément.

— Comme vous voulez.

Il n’a pas insisté. La voiture s’est arrêtée et je suis sorti. J’ai dit à la femme :

— Merci beaucoup.

Elle a émis un vague grognement avant de claquer la portière.

Ce genre de cas prouve que notre travail n’est pas dépourvu de sens.