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— Et comment pourrais-je savoir que ce n’est pas aussi un mensonge ? a répliqué Egor en détournant les yeux.

C’était logique…

— Tu ne peux pas, ai-je dit. Crois-moi si tu veux.

— J’aimerais bien. Mais je me souviens de ce qui s’est passé sur le toit de mon immeuble. J’en rêve la nuit…

— Tu n’as plus besoin d’avoir peur de la vampire. Elle a été… neutralisée. Par décision du Tribunal.

— Je sais.

— Comment ?

— Votre patron m’a téléphoné. Celui qui a aussi changé de corps.

— Je l’ignorais.

— Il m’a téléphoné un jour que j’étais seul à la maison. Il a dit que la vampire avait été exécutée. Et aussi que même si je n’avais pas choisi mon camp, j’étais un Autre potentiel, et qu’on m’avait donc retiré des listes des humains. Que je ne risquais plus d’être tiré au sort.

— Oui, bien sûr, tu…

— Je lui ai demandé si mes parents restaient sur ces listes.

Je n’ai su que lui dire. Je connaissais d’avance la réponse du chef.

— Bon, je m’en vais, a poursuivi Egor en reculant d’un pas. Votre cigarette est finie.

J’ai jeté le mégot.

— D’où viens-tu ? Il est déjà tard.

— De l’entraînement. Je fais de la natation. Dites-moi, c’est vraiment vous ?

— Tu te souviens de la tasse brisée ?

Il a souri légèrement. Les tours les plus éculés sont ceux qui produisent la plus forte impression sur les gens.

— Oui. Mais…

Il s’est tu en regardant de côté.

Je me suis retourné.

Étrange de se voir de l’extérieur. Un jeune homme qui avait mon visage, ma démarche, qui portait mon pull et mon jean, avec mon baladeur accroché à la ceinture, marchait vers moi. Il tenait un sac. Son sourire, très léger, était aussi le mien. Même le faux miroir de ses yeux me renvoyait mon propre regard.

— Salut, Anton, a dit Olga. Bonsoir, Egor.

Elle n’était pas étonnée de le voir. Elle paraissait très calme.

— Bonjour, a dit Egor. Alors Anton se trouve dans votre corps ?

— C’est ça.

— Vous êtes rudement jolie. Mais d’où me connaissez-vous ?

— Je t’ai vu à un moment où je me trouvais dans un corps un peu moins joli. Et maintenant, excuse-moi, mais Anton a des problèmes. Il faut essayer de les résoudre.

— Vous voulez que je m’en aille ?

Egor semblait avoir oublié qu’il était sur le point de partir.

— Oui. Ne sois pas vexé. Mais ça risque de chauffer par ici.

— Le Contrôle du Jour est après moi, ai-je expliqué. Tous les Sombres de Moscou me courent après.

— Pourquoi ?

— C’est une longue histoire. Il vaut mieux que tu rentres chez toi.

C’était dit un peu brutalement. Egor a hoché la tête. Le train venait justement d’entrer dans la station.

— Mais votre Contrôle va vous défendre ? a demandé Egor à Olga.

Il avait malgré tout un peu de mal à s’y retrouver.

— Ils vont essayer. Et maintenant, pars, s’il te plaît. Nous n’avons pas beaucoup de temps et chaque minute compte.

— Au revoir, a dit Egor.

Il nous a tourné le dos pour courir vers le wagon. Quand il est sorti de la zone de protection, le flot des voyageurs a failli le faire tomber.

— S’il était resté, j’aurais pu penser qu’il se rangerait de notre côté, a dit Olga en le suivant des yeux. J’aimerais regarder les probabilités… savoir pourquoi vous vous êtes croisés dans le métro.

— Un simple hasard.

— Le hasard n’existe pas. Tu sais, Anton, il fut un temps où je lisais les lignes de la réalité comme un livre ouvert.

— Une prédiction favorable ne serait pas de refus.

— Les vraies prédictions ne se font pas sur commande. Mais bon, allons-y. Tu veux récupérer ton corps ?

— Oui. Ici même.

— Comme tu voudras.

Olga a tendu les mains – les miennes – et m’a pris par les épaules. J’ai éprouvé une sensation bizarre, ambiguë. Elle aussi, apparemment, car elle a souri.

— Mais pourquoi t’es-tu mis si rapidement dans le pétrin ? J’avais des plans passablement extravagants pour ce soir…

— Je devrais peut-être remercier le Sauvage de t’avoir empêché de les réaliser ?

Olga s’est concentrée, redevenant sérieuse.

— Bon, au travail.

Nous nous sommes placés dos à dos, étendant les bras. J’ai attrapé les doigts d’Olga – mes doigts…

— Rends-moi ce qui est à moi, a dit Olga.

— Rends-moi ce qui est à moi, ai-je répété.

— Guesser, nous te rendons ton don.

J’ai sursauté, comprenant qu’elle venait de prononcer le vrai nom du chef, et quel nom !

— Guesser, nous te rendons ton don, a répété brutalement Olga.

— Guesser, nous te rendons ton don !

Olga s’est mise à parler dans une langue ancienne, douce et chantante, on aurait pu croire en l’entendant que c’était sa langue maternelle. Mais j’ai senti qu’elle devait accomplir un immense effort pour réaliser cette magie de seconde classe.

Le changement de corps, c’est comme un ressort qu’on remonte. Nos consciences ne tenaient dans des corps étrangers que grâce à l’énergie dépensée par Boris Ignatievitch… Guesser.

Il nous suffisait de libérer la force qu’il nous avait donnée pour retrouver nos enveloppes respectives. Si l’un de nous avait été un mage de première classe, aucun contact physique n’aurait même été nécessaire, le transfert se serait accompli à distance.

La voix d’Olga s’est amplifiée. Elle a prononcé la formule finale de rejet.

Tout d’abord, il ne s’est rien produit. Puis une crampe m’a saisi. Une secousse, tout est devenu gris et flou, comme lors d’une plongée dans la Pénombre. L’espace d’un instant, j’ai vu la station entière avec ses vitraux multicolores empoussiérés, son sol sale, les mouvements lents des passagers, les arcs-en-ciel de leurs auras, deux corps palpitants, comme crucifiés l’un sur l’autre.

Puis je me suis trouvé projeté, poussé, enserré dans mon enveloppe corporelle.

— Ah…, ai-je râlé en tombant par terre et en tendant les mains au dernier moment.

Mes muscles se contractaient de manière désordonnée, mes oreilles tintaient. Le retour était nettement moins confortable que le départ, peut-être parce que ce n’était pas le chef qui s’en était chargé.

— Ça va ? a demandé Olga d’une voix éteinte. Oh, tu es vraiment un beau salaud…

— Pourquoi ? ai-je demandé en regardant la jeune femme.

Olga se relevait en grimaçant.

— Tu aurais tout de même pu… faire un saut aux toilettes !

— Seulement en demandant la permission à Zébulon.

— Bon, passons. Anton, nous avons encore un quart d’heure. Raconte.

— Que veux-tu que je raconte ?

— Ce que tu as compris. Vas-y. Tu ne voulais pas seulement retourner dans ton corps. Tu avais aussi un plan.

Je me suis redressé, j’ai secoué mes mains sales et j’ai épousseté mon jean. La courroie qui maintenait l’étui de mon arme était trop serrée sous l’aisselle… il faudra la réajuster. Il y avait déjà moins de monde dans le métro. Les passagers restants qui n’avaient plus besoin de louvoyer dans la foule, avaient désormais le temps de penser : je voyais s’allumer leurs auras, des échos de leurs émotions me parvenaient.

Comme les capacités d’Olga avaient été tronquées ! Dans son corps, j’avais besoin de me concentrer intensément pour apercevoir les émotions. Alors que c’est si simple. Tellement simple qu’il n’y a pas de quoi en être fier.