— Le Contrôle du jour n’a que faire de ma modeste personne. Je suis un mage moyen, je n’ai rien d’exceptionnel.
Olga a hoché la tête.
— Mais c’est bien à moi qu’ils font la chasse. Aucun doute n’est plus permis. Sauf que je ne suis pas le gibier mais l’appât. Comme Egor avant moi.
— Tu viens seulement de comprendre ? Évidemment que tu sers d’appât.
— Pour Svetlana ?
Elle a acquiescé.
— Je ne m’en suis rendu compte qu’il y a une heure, ai-je avoué. Quand Svetlana a voulu s’opposer au Contrôle du Jour. Elle a grimpé jusqu’à la cinquième classe. D’un coup. En cas d’affrontement, ils l’auraient tuée. Nous aussi, nous sommes faciles à manipuler. Les humains peuvent être poussés vers le mal ou vers le bien. Les Sombres peuvent être pris au piège de leur lâcheté, de leur égoïsme, de leur soif de pouvoir ou de gloire. Et nous au piège de l’amour. Nous devenons vulnérables comme des enfants.
— Oui.
— Le chef est au courant ?
— Oui.
On avait l’impression que les mots sortaient difficilement. Mais je n’y croyais pas. Les mages blancs qui ont vécu plusieurs siècles ignorent la honte. Ils ont si souvent sauvé le monde qu’ils connaissent par cœur toutes les justifications éthiques possibles et imaginables. Les Grandes magiciennes, même déchues, n’ont plus honte de rien. Pour avoir été elles-mêmes trahies trop souvent.
J’ai ri.
— Vous l’avez compris tout de suite ? Dès que vous avez reçu cette plainte des Sombres ? Qu’ils me faisaient la chasse, mais que leur but, c’était de faire craquer Svetlana ?
— Oui.
— Et malgré cela, vous nous avez maintenus tous deux dans l’ignorance ?
Une lueur a brillé dans le regard d’Olga.
— Svetlana a besoin de mûrir. Elle doit brûler les étapes… Anton, tu es mon ami. Et je vais te parler franchement. Nous ne disposons pas du temps nécessaire pour tout lui apprendre sans hâte, étape par étape. Nous avons besoin d’une Grande magicienne, plus que tu ne saurais l’imaginer. Elle est de taille à surmonter cette épreuve. Ça l’aguerrira, elle apprendra à rassembler ses forces, et surtout à les maîtriser.
— Et si j’y laisse ma peau, ça ne fera que renforcer sa volonté et son hostilité envers les Sombres ?
— Oui, mais je suis sûre que tu t’en sortiras. Le Contrôle est à la recherche du Sauvage, tout le monde a été mobilisé. Nous le présenterons aux Sombres et ils seront bien obligés de revenir sur leurs accusations.
— Et un mage blanc qui n’a pas été initié à temps périra. Un pauvre mage solitaire, aux abois, persuadé qu’il est le seul à lutter contre les ténèbres.
— Oui.
— Aujourd’hui, tu acquiesces à tout ce que je dis, ai-je remarqué sans rancœur. Et si ce que vous faites était lâche ?
— Non.
Pas l’ombre d’un doute dans sa voix. Les enjeux étaient certainement très élevés.
— Combien de temps faut-il que je tienne, Lumineuse ?
Elle a sursauté.
Il y a longtemps, très longtemps, c’était une formule couramment employée entre agents du Contrôle de la Nuit. Lumineux, Lumineuse. Pourquoi ces mots avaient-ils perdu leur sens ? Pourquoi paraissaient-ils désormais aussi déplacés que le terme de « gentleman » dans une bande de clochards crasseux faisant la manche près d’un bar à bière.
— Au moins jusqu’au matin.
— La nuit ne nous appartient plus. Tous les Sombres vont sortir dans les rues de Moscou pour me courir après. Et ils seront dans leur droit.
— Uniquement tant que nous n’aurons pas trouvé le Sauvage. Tiens bon.
— Olga…
J’ai fait un pas vers elle et j’ai effleuré sa joue, oubliant l’espace d’un instant notre différence d’âge – que représentaient quelques siècles en comparaison de cette nuit interminable –, notre différence de force et de savoir.
— Toi-même, tu y crois ? Que je survivrai jusqu’au matin ?
Elle n’a pas répondu.
Il n’y avait rien à dire.
J’ai actionné le bouton de lecture aléatoire pour changer de morceau, cette chanson s’accordait trop bien à mon humeur.
J’aime le métro de nuit. J’ignore pourquoi. Il n’y a rien à voir, à part les sempiternelles affiches publicitaires et des auras monotones imprégnées de fatigue. Le grondement des wagons, des bouffées d’air par l’entrebâillement d’une fenêtre, les secousses des rails. L’attente obtuse de sa station.
Je l’aime malgré tout.
C’est si facile de nous piéger par l’amour…
Soudain, je me suis levé pour descendre. Malgré mon intention première de rouler jusqu’au terminus.
« gare de Riga, prochain arrêt Alexeev », a annoncé le haut-parleur.
Encore un refrain de circonstance.
Sur l’escalator, j’ai immédiatement senti un léger souffle de force devant moi. J’en ai repéré la source sans tarder : un Sombre sur l’escalier descendant.
Pas un vrai patrouilleur du Contrôle du Jour. Son comportement dénotait un manque total d’expérience. Un mage de quatrième, ou plus probablement de cinquième classe, vu l’effort qu’il accomplissait pour sonder les voyageurs. Très jeune, à peine plus de vingt ans, de longs cheveux blonds, un blouson chiffonné, un visage agréable, bien que tendu.
Comment as-tu échoué chez les Sombres ? Quel événement déplaisant a précédé ta première incursion dans la Pénombre ? Une dispute avec ta petite amie ? Ou avec tes parents ? Une mauvaise note ? Un examen raté ? Quelqu’un qui t’a écrasé le pied dans l’autobus ?
Le plus effrayant, c’est que tu n’as pas changé extérieurement. Peut-être même es-tu devenu meilleur. Tes amis ont remarqué avec étonnement que tu étais désormais le boute-en-train de la bande et que tous vos projets communs étaient couronnés de succès. Ta copine a découvert en toi de nouvelles qualités insoupçonnées. Tes parents remercient le ciel d’avoir un fils aussi sage et aussi sérieux. Tes professeurs se félicitent d’un étudiant aussi doué.
Et tous ignorent le tribut que tu prélèves sur ton entourage. Le prix de ta gentillesse, de tes plaisanteries, de ta serviabilité.
Les yeux mi-clos, je me suis accoudé à la rampe. Je suis fatigué, légèrement éméché, je ne fais attention à rien, j’écoute mon baladeur…
Le regard du Sombre a glissé sur moi, m’a dépassé, a frémi en s’arrêtant.
Je n’avais pas eu le temps de me préparer, de changer d’apparence, de modifier mon aura. Je ne pensais pas que les recherches avaient déjà commencé.
Un contact perçant, comme un souffle de vent froid. Le jeune homme me comparait à l’empreinte que tous les Sombres de Moscou avaient dû recevoir. Avec maladresse, en oubliant de se protéger, sans remarquer que mon esprit se glissait par la brèche ouverte dans la Pénombre pour effleurer sa conscience.
Surprise. Joie. Triomphe. Je l’ai trouvé. Victoire. J’aurai droit à une récompense. A une belle promotion. Je serai célèbre. Je leur montrerai. On ne m ’a pas apprécié à ma juste valeur ! Ils me le payeront. Tout le monde me respectera.