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— Mais non, en général, nous avons beaucoup de visiteurs. Depuis deux heures, il n’y a presque plus personne.

Une légère nuance d’étonnement perçait dans sa voix. Elle a actionné le bouton et les doubles portes étanches se sont refermées. Mes oreilles se sont mises à bourdonner et je me suis senti pressé contre le sol. L’ascenseur a bondi avec rapidité et douceur.

Deux heures.

Depuis que j’avais fui le restaurant.

S’ils avaient ouvert leur état-major à ce moment-là, rien d’étonnant à ce que les nombreux clients s’apprêtant à dîner au restaurant de la tour par cette tiède soirée de printemps aient brusquement changé d’avis. Les humains ordinaires sentent aussi les choses et ils évitent l’Obscurité autant que faire se peut.

J’avais revêtu l’aspect du mage noir. Mais ce déguisement serait-il suffisant ? Le garde comparerait mon empreinte avec la liste qu’il gardait en mémoire… Tout coïnciderait… Il sentirait la présence de la Force.

Mais chercherait-il plus loin ? Vérifierait-il le profil de cette force pour savoir de quel côté j’étais, contrôlerait-il mon niveau de magie ?

Une chance sur deux qu’il le fasse. Des précautions nécessaires, mais que les gardes ont toujours tendance à négliger. Sauf quand ils viennent seulement de prendre leurs fonctions et sont encore débordants de zèle, ou quand ils cherchent à distraire leur ennui.

Cinquante pour cent de chances, c’était beaucoup, comparé à celles que j’avais d’échapper au Contrôle du Jour dans les rues de Moscou.

L’ascenseur s’est arrêté. La montée n’avait duré que vingt secondes. Je n’avais même pas eu le temps d’achever ma cogitation. Si les ascenseurs des grands immeubles pouvaient avoir cette vitesse.

— Vous êtes arrivé, a dit l’employée d’un ton presque joyeux. J’étais sans doute le dernier visiteur de la tour pour ce soir.

Je suis sorti sur la plate-forme d’observation.

Généralement, elle est remplie de monde. On distingue immédiatement ceux qui sont là depuis un certain temps de ceux qui viennent de débarquer et qui manquent encore d’assurance, ne s’approchant qu’avec précaution de la verrière circulaire, contournant les vitres blindées encastrées dans le sol ou les tâtant craintivement du pied pour vérifier leur solidité.

Il n’y avait qu’une vingtaine de visiteurs au plus. Et pas un seul enfant. Je me représentais leurs crises d’hystérie à l’approche de la tour, les parents désemparés et furieux… Les enfants sont plus sensibles à l’Obscurité.

Les gens paraissaient désorientés et oppressés. Ils se désintéressaient du panorama de la ville étendue à leurs pieds, brillant de tous ses feux multicolores, comme toujours en habits de fête… Un festin pendant la peste. Un beau festin malgré tout. Qui ce soir ne réjouissait pas les yeux. Le souffle de l’Obscurité autour de nous, invisible, même pour moi, pareil à un gaz délétère dépourvu de couleur, d’odeur et de goût, pesait sur toutes choses.

J’ai regardé à mes pieds pour soulever mon ombre.

Un Sombre se tenait à deux pas, sur la vitre d’observation insérée dans le sol. Il me regardait amicalement, mais avec une légère surprise. Il manquait d’assurance dans la Pénombre : il était clair que le Contrôle du Jour n’avait pas fait appel à ses meilleurs éléments pour assurer la sécurité du bâtiment. Jeune, robuste, en costume gris, chemise blanche et cravate, il avait l’air d’un employé de banque et non d’un serviteur de l’Obscurité.

— Salut, Anton, m’a-t-il lancé.

Durant un instant, j’en ai eu le souffle coupé.

Je me suis vu dans le rôle du roi des imbéciles et du champion de la naïveté.

Ils m’attendaient donc? Ils m’avaient attiré là en sacrifiant un nouveau pion, en mettant même à contribution, le diable sait comment, un défunt depuis longtemps parti dans la Pénombre.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Mon cœur a retrouvé un rythme normal. L’explication était beaucoup plus simple.

Le mage noir que j’avais tué portait le même prénom que moi.

— J’ai remarqué un truc. Je suis venu demander conseil.

L’autre a froncé les sourcils. Je parlais sans doute différemment. Mais il n’a encore rien soupçonné.

— Accouche, Anton. Sinon, tu sais bien que je ne te laisserai pas passer.

— Tu es obligé de me laisser passer, ai-je répliqué.

Au Contrôle de la Nuit, tous ceux qui connaissent la disposition d’un état-major y ont accès.

— Et pourquoi ça ?

II souriait toujours, mais sa main a lentement glissé vers le bas.

La baguette qu’il portait à sa ceinture était chargée à bloc. Une baguette finement taillée dans un tibia incrusté d’un petit cristal rouge. Même si je parvenais à m’en défendre, une telle giclée de force attirerait tous les Autres se trouvant à proximité.

Je suis passé au deuxième niveau de la Pénombre.

Le froid.

Un brouillard tourbillonnant… Non, pas du brouillard, des nuages. Qui survolaient la terre, humides, lourds. À ce niveau, la tour d’Ostankino n’existait plus, le monde avait perdu ses dernières similitudes avec la dimension humaine. J’ai fait un pas sur le coton nuageux, les gouttes de pluie mûrissantes : un chemin invisible. Le temps a encore ralenti. En réalité, je tombais, mais si lentement, que ce n’était pas encore inquiétant. Très haut dans le ciel, trois lunes luisaient en taches floues à travers la brume : blanche, jaune et rouge vif. Devant moi, se hérissant d’aiguilles électriques, rampait un éclair…

Je me suis rapproché de l’ombre vague du garde et j’ai saisi sa main pesante et glacée. Presque impalpable. Impossible à retenir. Mieux valait retourner au premier niveau et combattre, avec certaines chances de vaincre.

Lumière et Obscurité ! Je ne suis pas un patrouilleur ! Je n’ai jamais aspiré à me battre en première ligne ! Rendez-moi mon cher travail de bureau que j’aime et que je sais faire !

La Lumière et l’Obscurité se taisaient, comme toujours lorsqu’on les invoque. Seule une voix ironique qui résonne parfois en chacun de nous m’a soufflé : « Personne ne t’a jamais promis que ce serait propre et simple. »

Mes pieds se trouvaient déjà à une dizaine de centimètres plus bas que ceux du Sombre. Je tombais, privé de tout support, dans cette réalité où rien ne venait pallier l’absence de tour : il n’existe pas de falaises si fines ni d’arbres si hauts.

On a toujours envie de garder les mains propres, la tête froide et le cœur ardent. Mais ces trois facteurs sont totalement incompatibles. Quel batelier fou parviendra à mettre dans le même bateau le loup, la chèvre et le chou en les ménageant tous les trois ?

Et quel loup, après s’être ouvert l’appétit avec la chèvre, renoncera a croquer le batelier ?

— Dieu seul le sait…, ai-je dit.

Ma voix s’est enlisée dans les nuages. J’ai saisi l’ombre du Sombre comme une serpillière molle, je l’ai tirée vers le haut et je l’ai jetée sur lui, le projetant au même niveau que moi.

Il s’est mis à crier lorsque le monde a perdu ses contours.

Sans doute n’avait-il jamais plongé plus loin que la première Pénombre. C’est moi qui lui avais fourni l’énergie nécessaire pour cette excursion, mais les sensations étaient trop nouvelles.

J’ai pris appui sur ses épaules et je l’ai poussé vers le bas, ce qui m’a permis de remonter, en piétinant impitoyablement son corps affaissé.

« Les Grands mages s’élèvent toujours sur le dos des autres…»

— Anton ! Bougre de salaud !

Il n’a même pas compris qui j’étais. Jusqu’au moment où il s’est retourné, déjà étendu sous moi, pour regarder mon visage. Au deuxième niveau, mon déguisement ne fonctionnait plus. Ses yeux se sont écarquillés, il a émis un faible râle, puis il a saisi ma jambe en criant.