Mais il ne devinait toujours pas ce que j’étais en train de faire. Ni pourquoi.
Je l’ai frappé plusieurs fois de suite, piétinant ses doigts et son visage. Pour un Autre, ce n’est pas très grave, mais je ne cherchais pas à lui infliger des blessures physiques. Plus bas, encore plus bas, tombe, déplace-toi, à travers toutes les couches de réalité, à travers le monde des hommes et la Pénombre, à travers le tissu mouvant de l’espace. Je n’ai ni le temps ni la capacité de te combattre en duel conformément aux accords régissant nos Contrôles, conformément aux lois inventées pour les jeunes recrues de la Lumière qui croient au Bien et au Mal, à l’absolu des dogmes et au triomphe de la justice.
Dès que j’ai enfoncé le Sombre assez profondément, j’ai rebondi sur son corps pour sauter dans le brouillard froid et humide et m’arracher à la Pénombre.
Regagnant d’un coup la réalité humaine et la plate-forme d’observation.
Je suis apparu, accroupi, le souffle court, étouffant une toux soudaine, trempé de la tête aux pieds. La pluie de la Pénombre avait une odeur d’ammoniac et de brûlé.
Une rumeur est montée autour de moi. Les gens se sont écartés, effrayés.
Leurs yeux refusaient de croire à ce qu’ils venaient de voir. Le vigile en uniforme, en faction près du mur, a tenté de sortir son arme.
— C’est pour votre propre bien, ai-je dit, surmontant une nouvelle quinte de toux. Vous comprenez ?
J’ai laissé la Force jaillir de moi et toucher leurs esprits. Les visages se sont détendus. Les gens se sont détournés pour contempler le panorama. Le vigile s’est immobilisé, la main sur son étui.
Ce n’est qu’à cet instant que j’ai regardé à mes pieds, à travers la vitre d’observation, et je suis demeuré interdit.
Le Sombre était toujours là et il criait. Ses pupilles élargies débordaient d’épouvante et de douleur. Il était suspendu dans le vide, sous la vitre, accroché par l’extrémité de ses doigts coincés dans le verre, son corps se balançait tel un pendule sous les assauts du vent, le sang trempait la manche blanche de sa chemise. La baguette était toujours pendue à sa ceinture, il ne pensait même pas à en faire usage. Ses yeux fous ne voyaient plus que moi, le mage blanc qui l’observait d’en haut, de l’autre côté de la triple vitre blindée, dans le refuge sec, tiède et clair de la plate-forme d’observation, au-delà du bien et du mal…
— Tu croyais que nous nous battions toujours honnêtement ? ai-je demandé.
J’avais l’impression qu’il m’entendait malgré l’épaisseur du verre et le rugissement du vent. Je me suis redressé et j’ai frappé la vitre du talon. Une fois, deux fois, trois fois. Le choc ne pouvait l’atteindre, mais peu importait.
Le mage a tiré sur sa main, l’écartant de mon pied qui la visait, malgré lui, obéissant à l’instinct, au mépris de la raison.
La chair de ses doigts n’a pas résisté. La vitre est devenue rouge, mais le vent a balayé le sang. La silhouette du Sombre est devenue de plus en plus petite, ballottée par les courants d’air. Il est tombé en direction des « Trois petits cochons », un bar à la mode situé au pied de la tour.
La pendule invisible qui tictaquait dans ma conscience a cliqueté aussitôt, réduisant de moitié le temps dont je disposais.
J’ai parcouru la plate-forme, ne regardant pas les gens qui s’écartaient d’eux-mêmes, mais scrutant la Pénombre. Il n’y avait pas d’autres Sombres. Restait à déterminer où se trouvait l’état-major. En haut, dans les locaux techniques ? Peu probable. Ils avaient dû choisir un lieu plus confortable.
Un deuxième vigile était posté près de l’escalier qui descendait vers les restaurants. Un regard m’a suffi pour comprendre qu’on l’avait récemment influencé. Heureusement de manière superficielle.
De surcroît, il s’agissait d’une arme à double tranchant.
Il a ouvert la bouche pour crier.
— Silence, ai-je ordonné. Suis-moi.
Sans un mot, il m’a emboîté le pas.
II m’a suivi dans les toilettes : une petite attraction gratuite pour les touristes, les toilettes les plus hautes de Moscou, pour ceux qui souhaitent laisser leur empreinte parmi les nuages… J’ai fait un geste, l’homme debout devant le pissoir a émis un vague borborygme et s’est éloigné avec un regard absent, tandis qu’un adolescent boutonneux jaillissait d’une cabine en remontant son pantalon.
— Déshabille-toi, ai-je dit au vigile en retirant mon pull mouillé.
Je n’ai pu complètement refermer l’étui. Mon Eagle était nettement plus gros que son bon vieux Makarov. Mais l’uniforme était à ma taille.
— Si tu entends des coups de feu, ai-je dit au vigile, tu descendras et tu feras ton devoir. C’est compris ?
Il a acquiescé. J’ai prononcé la formule d’engagement :
— Je te tourne vers la Lumière. Rejette l’Obscurité, défends la Lumière. Je te donne le pouvoir de distinguer le Bien du Mal. Je te donne la foi pour suivre la voie de la Lumière. Je te donne le courage de combattre l’Obscurité.
Il fut un temps où je pensais ne jamais pouvoir utiliser mon droit d’engager des « volontaires ». Comme s’ils avaient eu le choix. Au nom de quoi faisons-nous participer des humains à nos jeux ? Alors que les Contrôles ont été créés pour lutter contre cette pratique ?
Mais là, je n’ai pas hésité. Les Sombres avaient dit au vigile de surveiller l’entrée de leur état-major… à tout hasard, comme on dresse un petit chien incapable de mordre mais capable d’aboyer. Cette action me donnait le droit de faire pencher le vigile du côté opposé, d’en faire un allié. C’était un homme ordinaire, ni bon ni mauvais, nanti d’une épouse modérément aimée, de vieux parents qu’il n’oubliait pas d’aider, d’une petite fille et d’un fils presque adulte d’un premier mariage, d’une faible foi en Dieu, de principes moraux assez flous et de quelques rêves dépourvus d’originalité… Un brave type comme il y en a tant.
De la chair à canon entre l’armée de la Lumière et l’armée de l’Obscurité.
— La Lumière soit avec toi, ai-je dit.
Et le visage du pauvre petit homme s’est illuminé. Un sentiment d’adoration est né dans son regard. Deux heures plus tôt, il avait regardé de la même manière le mage noir qui lui avait jeté un ordre en passant et lui avait montré ma photo.
Je l’ai laissé en faction près de l’escalier, vêtu de mes habits mouillés et malodorants. Et je suis descendu en me demandant ce que je ferais si je me retrouvais nez à nez avec Zébulon ou un autre mage beaucoup plus fort que moi.
Mon déguisement ne tiendrait pas une seconde.
La salle de bronze… J’ai jeté un regard à cette espèce de wagon-restaurant circulaire. L’anneau tournait lentement.
J’avais pensé, je ne sais pourquoi, que les Sombres installeraient leur état-major dans la salle d’or ou la salle d’argent. Le tableau m’a légèrement surpris.
Des serveurs aussi dégourdis que des poissons crevés passaient entre les tables pour servir des boissons alcoolisées, en principe interdites dans cet établissement. Juste devant moi se trouvaient des ordinateurs portables reliés à des téléphones mobiles. Ils n’avaient pas pris la peine de tendre des câbles, ce qui laissait supposer que l’état-major n’était pas destiné à rester là très longtemps. Trois jeunes types chevelus travaillaient avec concentration leurs doigts dansaient sur le clavier, les lignes défilaient sur l’écran, des mégots s’accumulaient dans leurs cendriers. Je n’avais jamais vu d’informaticiens Sombres, mais il s’agissait manifestement de simples employés, non de responsables. Ils ne se distinguaient en rien de nos propres collaborateurs. Ils avaient même l’air plus présentables que certains.