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— Le quartier du parc Sokolniki est entièrement bouclé, a annoncé l’un d’eux.

Sans hausser le ton, mais sa voix a résonné à travers le restaurant. Les serveurs ont sursauté, marquant un temps d’arrêt.

— La ligne Taganka-Krasnopresnenskaïa est sous contrôle, a renchéri son collègue.

Ils ont échangé un regard et ont éclaté de rire. Ils jouaient sans doute à qui ferait le plus vite son rapport.

C’est ça, continuez, amusez-vous à me poursuivre.

Je me suis dirigé vers le bar. Ne faites pas attention à moi. Un pauvre petit humain ordinaire, recruté en tant que toutou de garde. Le toutou a été pris d’une soudaine soif de bière, perdant tout sentiment du devoir… Ou peut-être a-t-il décidé de vérifier que ses nouveaux maîtres étaient en sécurité. Un jeune tambour s’en revenait de guerre… et ri et ran, ranpataplan…

Une femme d’un certain âge derrière le zinc essuyait des chopes avec des gestes mécaniques. Quand je me suis arrêté, elle m’a versé de la bière. Son regard était sombre et vide, elle n’était plus qu’une marionnette. J’ai refréné avec peine un bref accès de rage. Je n’avais pas le droit d’éprouver des émotions. Moi aussi, j’étais une marionnette. Les marionnettes sont dépourvues de sentiments.

Puis j’ai vu la jeune fille assise sur un haut tabouret devant le bar et mon cœur s’est crispé.

J’aurais pourtant dû y penser.

Tout état-major doit faire l’objet d’une déclaration auprès du Contrôle adverse. Et accueillir un observateur. C’est prévu par le Traité. Ça fait partie de la règle du jeu. Une mesure profitable – même si ce n’est qu’en apparence – aux deux camps.

Si les nôtres ont dressé un état-major à proximité, ils ont aussi un Sombre sur le dos.

Ici, c’était Tigron qui jouait le rôle d’observateur.

Ses yeux ont d’abord glissé sur moi sans curiosité particulière, et j’ai cru qu’elle n’allait rien remarquer.

Puis son regard est revenu en arrière.

Elle avait déjà vu le vigile dont j’avais emprunté l’apparence, et quelque chose ne coïncidait pas avec le souvenir qu’elle en avait. L’espace d’un instant, elle m’a regardé à travers la Pénombre.

Je n’ai pas bougé, je n’ai pas tenté de me dissimuler.

Elle s’est tournée vers le mage noir assis à côté d’elle. Il devait avoir une centaine d’années et être au moins de troisième classe. Ce n’était pas la force qui lui manquait, mais il souffrait d’un excès d’assurance qui l’empêchait de me voir.

— Et malgré tout, vos actes relèvent de la provocation, a dit Tigron d’une voix calme. Vos chefs savent bien que le Sauvage n’est pas Anton.

— Et qui d’autre, alors ?

— Un mage blanc non initié que nous ne connaissons pas. Un mage blanc manipulé par les Sombres.

— Mais pour quoi faire ? a protesté le mage, sincèrement étonné. Pourquoi irions-nous tuer nos propres cadres, même si ce ne sont pas les plus précieux…

— Pas les plus précieux, c’est le nœud de l’affaire, a mélancoliquement précisé Tigron.

— Admettons. Si encore ça nous offrait une chance d’éliminer le chef du Contrôle de la Nuit de Moscou, mais il est comme toujours au-dessus de tout soupçon. Perdre une dizaine des nôtres pour supprimer un seul des vôtres de force moyenne… Ce n’est pas sérieux. Tu nous prends pour des imbéciles ?

Tigron a souri de manière peu engageante.

— Je vous prends pour des gens très malins. Sans doute plus malins que moi. Mais je ne suis qu’une patrouilleuse. D’autres que moi tireront les conclusions qui s’imposent, n’en doutez pas un seul instant.

Le Sombre a souri à son tour.

— Mais nous n’exigeons pas son exécution immédiate ! Nous n’excluons même pas l’éventualité d’une erreur. Un procès, une enquête détaillée et objective menée par des professionnels, c’est là tout ce que nous réclamons.

— Bizarre que votre chef ait raté Anton lorsqu’il a fait usage du fouet de Shaab…

Tigron a fait osciller du doigt sa chope de bière à moitié vide.

— Vraiment bizarre. Son arme préférée. Qu’il manie à la perfection depuis plusieurs siècles… A croire que le Contrôle du Jour ne tient pas vraiment à capturer Anton.

— Ma chère petite, a susurré le Sombre en s’inclinant vers elle, vous manquez de suite dans les idées ! Vous ne pouvez pas nous accuser à la fois de poursuivre un mage blanc innocent et respectueux de la loi et de ne pas chercher à l’attraper !

— Et pourquoi pas ?

Le mage s’est mis à rire.

— Quel raffinement dans le sadisme… C’est un vrai plaisir de discuter avec toi… Vous nous considérez donc comme une bande de psychopathes pervers et assoiffés de sang ?

— Non, nous vous considérons comme une bande de salauds particulièrement rusés.

— Comparons un peu nos méthodes…

Le Sombre venait visiblement d’enfourcher son dada.

— Calculons donc pour voir les dommages occasionnés par les actions des deux Contrôles parmi les humains… notre source d’alimentation.

— C’est vous qui considérez les humains comme une source d’alimentation.

— Et pas vous ? Vous avez peut-être trouvé le moyen de vous reproduire entre vous ? Au lieu de recruter vos nouveaux éléments parmi la foule ?

— Pour nous, les humains sont nos racines.

— Eh bien d’accord, nous n’allons pas nous chamailler pour une question de termes. Mais dans ce cas, ils sont aussi nos racines. Et nous y puisons de plus en plus de sève, ce n’est un secret pour personne.

— Notre nombre ne diminue pas non plus. Vous le savez parfaitement.

— Bien sûr. Nous vivons des temps agités, les gens sont stressés, ils vivent à la limite de leurs forces. Et la limite devient plus facile à franchir. Au moins un point sur lequel nous sommes d’accord !

— Oui, ça en fait au moins un.

Tigron ne regardait plus dans ma direction, leur conversation était en train de dévier vers des thèmes classiques et éternels. Des philosophes des deux camps s’escrimaient allègrement sur ce terrain depuis des siècles, et deux Autres, une Claire et un Sombre, cherchant à tromper leur ennui, pouvaient l’explorer assez longtemps sans rien trouver de bien nouveau à dire. J’ai compris que Tigron m’avait déjà communiqué tout ce qui pouvait me servir.

Ou tout ce qu’elle jugeait utile de me communiquer.

J’ai pris ma chope de bière et j’en ai bu lentement quelques gorgées. J’avais vraiment soif.

Cette chasse n’était donc qu’une comédie ?

Oui. Je l’avais compris bien avant que Tigron ne le dise. L’important, c’est que les nôtres aussi en étaient conscients.

Ils n’avaient pas repéré le Sauvage ?

Rien d’étonnant. Autrement, ils m’auraient déjà contacté. Par téléphone ou mentalement : rien de plus facile pour le chef. L’assassin aurait pu être livré au Tribunal, Svetlana n’aurait plus été déchirée entre le désir de m’aider et la nécessité de ne rien faire et j’aurais pu me payer le luxe de rire au nez de Zébulon.

Comment retrouver dans une métropole aussi immense un homme dont les capacités ne se manifestent que de manière spontanée et fugitive. De meurtre en meurtre. D’une victoire illusoire sur le mal à la suivante. Si les Sombres connaissaient son identité, c’était un secret qui n’appartenait qu’au sommet de la hiérarchie.

Et pas à ces… pauvres demeurés qui faisaient joujou.

J’ai parcouru la salle d’un regard écœuré.