— C’est évident. Une chose joue en ta faveur.
Le chef a toussoté.
— En cédant à la compassion, tu as fait ce qu’il fallait. Ton amulette ne pouvait pas neutraliser cette tornade, mais elle a retardé la percée de l’inferno. Nous avons une journée de réserve, peut-être deux. Je l’ai toujours su, les bonnes actions irréfléchies sont finalement plus utiles que des mesures mûrement calculées, mais cruelles. Si tu n’avais pas vidé l’amulette, la moitié de la ville serait en ruine à l’heure qu’il est.
— Qu’allons-nous faire ?
— Chercher la fille. Et la protéger dans la mesure de nos forces. Nous pourrons encore déstabiliser la tornade une ou deux fois. Et pendant ce temps, il faudra retrouver le mage et l’obliger à lever sa malédiction.
J’ai hoché la tête.
— Tout le monde doit participer aux recherches. J’ai rappelé les agents qui étaient en congé. Ilya et Semion seront rentrés de Ceylan dès le matin. Tous les autres doivent être là à midi. Il fait un temps exécrable en Europe. J’ai demandé un coup de main aux collègues de là-bas, mais le temps qu’ils dispersent les nuages…
— Au matin ? C’est-à-dire dans vingt-quatre heures.
— Mais non, je veux parler de ce matin, a répondu le chef, sans tenir compte du soleil déjà bien haut dans le ciel. Toi aussi, tu vas t’y mettre. Il n’est pas exclu que la chance vienne te sourire… Mais poursuivons l’analyse de tes erreurs.
— Ce n’est peut-être pas la peine de perdre du temps, ai-je timidement protesté.
— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas du temps perdu.
Le chef est allé prendre la chouette dans la vitrine et l’a posée sur la table. De près, on voyait bien qu’elle était empaillée, aussi morte qu’un col de fourrure.
— Passons aux vampires et à leur victime.
J’ai laissé filer la fille-vampire. Et les gars ne l’ont pas rattrapée, ai-je reconnu d’un ton coupable.
On ne peut pas t’en vouloir. Tu t’es bien battu. C’est la victime qui pose problème.
— Oui, le gamin a gardé le souvenir de son aventure. Mais il a fui si vite…
— Anton ! Réfléchis un peu ! Ce gosse a été capturé par l’Appel à plusieurs kilomètres de distance. Au moment d’entrer sous ce porche, il aurait dû être réduit à l’état de simple pantin ! Et quand la Pénombre s’est retirée, il aurait dû tomber dans les pommes ! Si, après ce qui lui est arrivé, il a conservé la capacité de bouger, il doit avoir un excellent potentiel !
— Je suis un imbécile.
— Non. Mais tu as passé trop de temps au labo. Potentiellement, ce garçon doit être plus fort que moi !
— N’exagérons pas…
— Épargne-moi tes flatteries.
Le téléphone a sonné. Certainement une urgence. Peu de gens connaissent le numéro direct du chef. Moi, par exemple, je l’ignore.
— Silence ! a ordonné le chef.
L’appareil s’est tu.
— Anton, il faut retrouver ce gamin. La fille-vampire n’est pas dangereuse en elle-même. Nos gars la rattraperont, à moins qu’une patrouille ne la ramasse. Mais si elle tue le gamin, ou pire, si elle l’initie… Tu ne sais pas ce que c’est, un vampire doté d’une vraie force. Les vampires d’aujourd’hui sont de modestes vermisseaux par rapport à un type du genre de Nosferatu. Et il ne faisait pas partie des plus puissants, même s’il se prenait pour le nombril du monde… Bref, il faut récupérer le gamin, le tester et si possible le recruter. Nous n’avons pas le droit de le laisser aux Sombres, l’équilibre à Moscou serait sérieusement compromis.
— C’est un ordre ?
— Une licence, a précisé le chef. Comme tu peux t’en douter, j’ai le droit de prendre ce genre de décision.
— Je sais. Par quoi commencer ? Ou plutôt par qui ?
— Comme tu voudras. Sans doute par la fille. Mais essaye aussi de trouver le garçon.
— J’y vais.
— Dors encore un peu.
— J’ai très bien dormi.
— C’est insuffisant. Il te faut encore une heure de sommeil, au moins.
C’était à n’y rien comprendre. Je m’étais levé à onze heures et j’étais venu aussitôt. Je me sentais reposé et plein d’énergie.
— Voici quelqu’un pour t’aider.
Le chef a touché la chouette du doigt. Celle-ci a déplié les ailes et a lancé un cri indigné.
J’ai ravalé ma salive et j’ai demandé :
— Qui est-ce ? Ou plutôt qu’est-ce que c’est ?
— Pourquoi cette question ? a demandé le chef en scrutant les yeux de la chouette.
— Pour savoir si je veux travailler avec lui.
La chouette m’a regardé et a émis un sifflement qui rappelait celui d’un chat en colère.
— Le problème, c’est plutôt de savoir si elle veut travailler avec toi.
La chouette s’est remise à chuinter.
— Oui, lui a répondu le chef. Tu as en partie raison. Mais qui a demandé un nouvel appel ?
L’oiseau s’est tu.
— Je te promets de faire tout ce qui sera possible. Et cette fois, nous avons une chance de réussir.
— Boris Ignatievitch, ai-je dit, à mon avis…
— Désolé, Anton, mais ton avis ne m’intéresse pas.
Le chef a tendu la main, la chouette a fait quelques pas maladroits et s’est perchée sur sa paume.
— Tu ne comprends pas la chance que tu as, a-t-il ajouté.
Il est allé ouvrir la fenêtre. La chouette a battu des ailes et s’est envolée. Pas mal pour un animal empaillé !
— Où est-elle partie ?
— Chez toi. Vous allez travailler en tandem.
le chef s’est frotté le nez.
— Ah oui, elle s’appelle Olga.
— La chouette ?
— Oui. Tu en prendras bien soin. N’oublie pas de lui donner à manger. Et tout ira bien. Et maintenant, dors encore un peu puis lève-toi. Pas la peine de passer à la boîte, attends l’arrivée d’Olga et au boulot. Vérifie le métro. Par exemple la ligne circulaire.
— Pourquoi voulez-vous que je dorme ? ai-je demandé.
Mais le monde était déjà en train de s’assombrir, de se liquéfier et de perdre ses couleurs. Un coin de l’oreiller me piquait la joue.
J’étais couché dans mon lit.
Ma tête était lourde, j’avais l’impression d’avoir du sable dans les yeux et ma gorge était sèche et douloureuse.
J’ai poussé un gémissement rauque en me retournant sur le dos. A cause des stores épais, je n’arrivais pas à déterminer s’il faisait déjà jour. J’ai regardé le réveil. Les chiffres lumineux indiquaient huit heures.
C’était la première fois que le chef m’accordait une audience dans mon sommeil.
Un procédé assez désagréable, surtout pour celui qui doit pénétrer une conscience endormie.
II devait vraiment manquer de temps pour avoir décidé de me briefer dans le monde des rêves. C’était si réel ! Je ne m’étais douté de rien. Et cette chouette stupide…
J’ai sursauté : quelqu’un tapotait la vitre de l’extérieur. Un grattement sec, on aurait dit des griffes. Un cri chuintant a retenti.
J’aurais pourtant dû m’y attendre.
Je me suis levé en sursaut et j’ai bêtement réajusté mon slip avant de me précipiter vers la fenêtre. Toutes les saloperies que j’avais ingérées pour me préparer à la chasse agissaient encore sur moi et je distinguais nettement les contours des objets dans le noir.
J’ai écarté le store.
La chouette était perchée sur le bord de la fenêtre. Elle clignait légèrement des yeux, car le soleil était déjà levé et il faisait trop clair à son goût. De la rue, il était difficile de déterminer quel oiseau était perché sur la fenêtre du dixième étage, mais mes voisins, s’ils regardaient dehors, seraient grandement surpris : une chouette polaire en plein centre de Moscou.