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Pour Egor, c’était différent.

Sa carte n’avait pas été abattue. Une carte secondaire, mais qui pouvait encore servir d’atout. Même si ce n’était pas un atout maître. Il était entré trois fois par lui-même dans la Pénombre : une première fois pour essayer de me voir, une deuxième pour obéir à l’appel de la vampire et une troisième pour lui échapper. Et c’était mauvais, très mauvais. Chaque fois, il était conduit par la peur… Et pour être honnête, son avenir était pratiquement tracé. Il pouvait encore tenir quelques années à la limite entre humain et Autre, mais sa route le conduisait à l’Obscurité.

Mieux vaut regarder la vérité en face.

Au fond, c’est déjà un Sombre. Même si pour l’instant, c’est encore un gentil garçon, parfaitement ordinaire. Si je survis, je lui demanderai un jour ses papiers quand je le croiserai… ou alors c’est lui qui me demandera les miens.

Zébulon est certainement à même d’agir sur lui. De le pousser vers l’endroit où je me trouve. Ce qui implique d’ailleurs qu’il peut me retrouver sans peine, ce n’est pas pour me surprendre.

Quel est donc le sens de notre rencontre « de hasard » ?

D’après l’opérateur, le quartier autour du parc des expositions n’a pas encore été contrôlé. L’idée aurait pu me venir d’utiliser le garçon, de l’envoyer chercher de l’aide ou de me cacher chez lui.

Trop compliqué. Zébulon n’a pas besoin de ça pour me capturer. Il y a un point que j’oublie… Un point essentiel.

Je marchais sans plus regarder la tour, oubliant presque le corps défiguré du Sombre tombé quelque part à proximité. Que me voulait Zébulon ? Qu’attendait-il de moi ? C’était par là qu’il fallait commencer.

Que je serve d’appât. Que je me fasse prendre par le Contrôle du Jour. De telle manière qu’aucun doute ne soit plus permis sur ma culpabilité… C’était pratiquement chose faite.

Svetlana ne tiendrait pas le coup. Le Contrôle de la Nuit pouvait la protéger et protéger sa famille. Mais ne pouvait intervenir dans ses décisions. Et si elle tentait de me sauver, de me tirer des cachots du Contrôle du Jour ou de me sauver du Tribunal… elle serait exterminée, rapidement et sans autre forme de cérémonie. Tout le jeu visait à la faire craquer. Un jeu entamé depuis longtemps, quand Zébulon avait pressenti l’apparition imminente d’une Grande magicienne et le rôle que j’étais appelé à jouer auprès d’elle. Il avait mis plusieurs pièges en place. Le premier avait échoué. Le deuxième me tendait obligeamment ses mâchoires. Il en gardait peut-être un troisième en réserve.

Que venait faire là ce gamin encore incapable d’utiliser ses pouvoirs magiques ?

Je me suis arrêté.

C’était un Sombre. Appelé à le devenir.

Qui donc tuait les Sombres ? Les plus faibles, les plus maladroits, ceux qui refusaient de développer leurs capacités ?

Encore un meurtre qu’ils pourraient m’attribuer… Les autres ne suffisaient donc pas ?

Soudain, il m’est apparu totalement évident qu’Egor était condamné, que notre rencontre dans le métro n’avait rien d’un hasard. Peut-être une prémonition. Ou peut-être une nouvelle pièce du puzzle venait-elle enfin de se mettre en place.

Egor allait mourir.

Je me souvenais de son regard sur le quai, un regard triste, à la fois interrogatif et chargé de reproches. Où perçait son désir de me crier la vérité sur les Contrôles, une vérité découverte beaucoup trop tôt. Puis il m’avait tourné le dos pour courir vers le train.

« Votre Contrôle va vous défendre ? » avait-il demandé.

Bien sûr, ils allaient essayer. Ils allaient chercher le Sauvage.

J’avais la réponse !

Je me suis pris la tête à deux mains. Lumière et Obscurité ! Sot que j’étais !

Tant que le Sauvage était en vie, le piège demeurait ouvert. M’attribuer ses meurtres n’était pas suffisant. Ils devaient également supprimer le vrai coupable.

Zébulon connaissait son identité. Il était capable de le manipuler. Il lui fournissait des victimes. D’abord la lycanthrope, puis le mage du restaurant, et maintenant Egor. Le Sauvage avait l’impression de combattre héroïquement l’Obscurité qui se concentrait autour de lui. Il n’avait jamais vu autant de Sombres, il devait penser que le monde devenait fou, que l’Apocalypse était proche, que les forces du mal étaient sur le point de triompher. Je n’aurais pas voulu me trouver à sa place.

Le meurtre de la lycanthrope était indispensable pour déposer une plainte et montrer qui était visé.

Celui du mage noir pour me prendre en flagrant délit et lancer un mandat d’arrêt contre moi.

Et celui d’Egor pour éliminer le Sauvage qui avait fini de jouer son rôle. D’ailleurs, il ignorait les règles et ne se rendrait jamais, aucune chance qu’il obéisse aux injonctions d’un mystérieux « Contrôle » dont il n’avait jamais entendu parler.

Le vrai coupable disparaîtrait sans laisser de traces, et après sa mort, mon seul choix serait d’accepter qu’on analyse ma mémoire ou de finir dans la Pénombre. Dans un cas comme dans l’autre, Svetlana craquerait.

J’ai frissonné.

Il faisait froid. Il m’avait pourtant semblé que l’hiver était fini. Je m’étais trompé.

J’ai levé la main pour arrêter une voiture. J’ai regardé le conducteur dans les yeux et je lui ai dit :

— Roule.

L’impulsion était si forte qu’il n’a même pas demandé ma destination.

La fin des temps était proche.

Quelque chose avait changé… Les ombres se concentraient… Des langues mortes renaissaient. De sombres paroles résonnaient à nouveau. Des tremblements parcouraient la terre.

Les ténèbres s’abattaient sur le monde.

Maxime fumait sur le balcon, écoutant d’une oreille les imprécations d’Elena. Qui duraient depuis plusieurs heures, depuis l’instant où la jeune femme qu’il avait secourue était sortie de leur voiture. Maxime avait déjà entendu sur lui-même tout ce qu’il était possible d’imaginer. Ainsi que certaines choses totalement inimaginables.

Il avait appris avec calme qu’il était un imbécile et un coureur de jupons qui risquait sa vie à cause d’un joli minois et d’une belle paire de jambes. L’accusation d’être un salaud et un mufle qui courtisait une vieille pute hideuse en présence de sa femme était légèrement plus originale. Surtout qu’il n’avait pas échangé plus de deux mots avec sa passagère.

La suite relevait du délire pur et simple. Elena avait évoqué ses voyages d’affaires inattendus, les deux fois où il était rentré ivre… vraiment ivre. Lancé des suppositions farfelues quant au nombre de ses maîtresses, à sa stupidité congénitale et à sa totale absence de volonté qui l’empêchaient de monter dans la hiérarchie et de vivre un tant soit peu convenablement…

Maxime tourna légèrement la tête.

Ce n’était même pas une comédie. Elena était assise sur le divan de cuir devant l’immense téléviseur Panasonic et parlait, parlait… Elle était presque sincère.

Y croyait-elle donc pour de bon ?

Qu’il avait des tas de maîtresses ? Qu’il avait secouru cette jeune inconnue à cause de sa silhouette et non à cause des balles qui sifflaient à ses oreilles ? Qu’ils vivaient dans la misère ? Eux qui avaient acheté ce magnifique appartement trois ans plus tôt et l’avaient meublé comme une bonbonnière ? Eux qui s’étaient payé un voyage en France pour Noël ?

La voix de sa femme était accusatrice, pleine d’assurance. Et de douleur.

Maxime jeta sa cigarette dans la rue et contempla la nuit.

L’obscurité… Elle approchait.

Il avait tué cet homme dans les toilettes. L’une des émanations les plus exécrables du mal universel. Un être qui portait peur et colère en lui. Qui buvait l’énergie de ceux qui l’entouraient, blessait les âmes, transformait le blanc en noir, l’amour en haine. Comme d’habitude. Il avait combattu, seul contre le monde entier.