Il s’en souvenait. Et il avait immédiatement compris la raison de ce préambule.
Piotr s’était tué. En tombant du toit d’un grand immeuble. Qu’allait-il y faire au milieu de la nuit ? Peut-être était-ce un suicide. Piotr était peut-être ivre ? Mais l’autopsie indiquait qu’il n’avait pas un gramme d’alcool dans le sang. À moins qu’il ne s’agisse d’un meurtre. Il travaillait pour une entreprise commerciale, gagnait bien sa vie, aidait ses parents, possédait une belle voiture…
« Il a pris de la drogue », avait tranché Maxime d’une voix dure, si dure que sa mère n’avait pas osé protester. « Je suis sûr qu’il a pris de la drogue, il a toujours été un peu bizarre. »
Et son cœur ne s’était pas serré. Mais le soir, il s’était saoulé sans savoir pourquoi. Puis il était allé tuer une femme dont la force mauvaise obligeait les hommes à abandonner celles qu’ils aimaient pour revenir vers leurs épouses légitimes, une vieille sorcière spécialisée dans les affaires de couples, qu’il traquait sans résultat depuis près de deux semaines.
Piotr Nesterov n’était plus. Le petit garçon qui avait été son ami n’existait plus depuis longtemps, et l’homme adulte qu’il voyait une fois l’an au plus était mort il y a trois mois. Mais il avait toujours son poignard.
Leur amitié enfantine avait sans doute un sens profond.
Maxime fit rouler le poignard sur sa paume. Pourquoi lui ? Pourquoi lui seul ? Pourquoi n’avait-il pas à ses côtés un ami, capable de le décharger ne serait-ce que d’une part de ce fardeau. Tant d’obscurité. Et si peu de lumière.
Il se souvint de la dernière réplique d’Elena : « Tu ferais mieux de nous aimer au lieu de prendre soin de nous…»
« Ce n’est donc pas la même chose ? » avait pensé Maxime.
Non, sans doute pas. Mais que faire si pour lui l’amour était synonyme de combat, s’il ne se battait pas pour, mais contre ?
Contre l’obscurité, mais pas pour la lumière.
Pas pour la lumière, mais contre l’obscurité.
— Je suis un gardien, dit Maxime.
A lui-même, doucement, gêné de parler à voix haute. Ce sont les fous qui parlent tout seuls. Et il n’était pas fou, il était normal, plus que normal, il voyait le mal antique qui s’immisçait dans le monde…
Qui s’immisçait… ou qui s’y était installé depuis longtemps ?
Non, il n’avait pas le droit de douter. S’il perdait ne fût-ce qu’une partie de son assurance, s’il relâchait son attention, se mettait à chercher des alliés inexistants, il était perdu. Son poignard en bois ne se transformerait pas en arme magique porteuse de Lumière. Un mage le brûlerait avec son feu magique, une sorcière l’ensorcellerait, un lycanthrope le mettrait en pièces.
Un gardien et un juge !
Il ne devait pas éprouver de doutes.
Le lambeau de ténèbres qui oscillait au niveau du seizième étage commença à descendre. Son cœur battit plus fort : le mage noir venait à la rencontre de son destin. Maxime sortit de la voiture et regarda brièvement autour de lui. Personne. Comme toujours… Quelque chose faisait toujours fuir les témoins éventuels, libérait le champ de bataille.
Le champ de bataille ? Ou l’échafaud ?
Un gardien et un juge ?
Ou un bourreau ?
Quelle différence ? Il servait la Lumière !
Une force familière le remplissait, le plongeait dans un état d’excitation. La main au niveau de sa poche intérieure, Maxime se dirigea vers l’entrée de l’immeuble, à la rencontre du mage qui descendait dans l’ascenseur.
Vite, il fallait agir vite. Il ne faisait pas encore totalement nuit. Quelqu’un pouvait le voir. Et personne ne croirait jamais à son histoire… Dans le meilleur des cas, il finirait à l’asile.
L’interpeller… Se nommer… Tirer son arme…
Sa miséricorde. Un acte de charité. Il était gardien et juge. Un chevalier de la Lumière. Pas un bourreau !
Et cette cour était bien un champ de bataille. Pas un lieu d’exécution.
Maxime s’arrêta devant la porte. Il entendit des pas. La porte s’ouvrit.
Et il eut envie de gémir d’horreur et de frustration, de crier pour maudire les cieux, son destin, son don unique.
Le mage était un enfant.
Un gamin mince, aux cheveux bruns. Tout à fait ordinaire en apparence, mais Maxime voyait parfaitement une auréole sombre frémir autour de lui.
Pourquoi ? Jamais encore ce n’était arrivé. Il avait tué des hommes et des femmes, jeunes et vieux, mais jamais encore il n’avait rencontré d’enfants qui auraient vendu leur âme aux forces du mal. Maxime n’avait même jamais envisagé une telle éventualité. Soit parce qu’il refusait de croire que ce fût possible, soit parce qu’il ne voulait pas décider par avance. Il serait peut-être resté chez lui s’il avait su que sa future victime n’avait qu’une douzaine d’années.
Le gamin se tenait sur le seuil de l’immeuble et regardait Maxime avec étonnement. L’espace d’un instant, il lui sembla qu’il allait lui tourner le dos et rentrer précipitamment en claquant la lourde porte munie d’un code… Fuis donc !
Le garçon avança d’un pas, retenant la porte pour qu’elle ne claque pas trop fort. Il regarda Maxime dans les yeux, d’un air boudeur, mais sans la moindre crainte. Étrange. Il n’avait pas pris Maxime pour un simple passant, il avait compris qu’il l’attendais. Et il venait lui-même à sa rencontre. Ignorait-il la peur ? Était-il si sûr de ses forces ?
— Vous êtes un agent de la Lumière, je le vois, dit le gamin, doucement, mais avec assurance.
— Oui.
Les mots sortaient difficilement de sa bouche, comme à contrecœur. Se maudissant pour sa faiblesse, Maxime tendit la main et la posa sur l’épaule de l’enfant :
— Je suis un juge.
Le gamin ne parut pas plus effrayé pour autant.
— J’ai vu Anton aujourd’hui.
Anton ? Maxime ne dit rien. Son étonnement se lut sans doute dans ses yeux.
— C’est à cause de lui que vous êtes là ?
— Non, à cause de toi.
— Pourquoi ?
L’enfant affichait un air buté, comme si Maxime avait été coupable envers lui et était censé reconnaître sa faute.
— Je suis un juge, répéta Maxime.
Il avait envie de s’enfuir. Cela n’aurait pas dû se passer comme ça ! Le représentant des forces obscures ne pouvait pas être un enfant du même âge que sa propre fille. L’émissaire des ténèbres devait se défendre, attaquer, fuir et non se tenir devant lui avec cet air vexé… comme s’il était en droit de lui adresser des reproches.
Comme s’il pouvait avoir des excuses.
— Comment t’appelles-tu ?
— Egor.
— Je regrette vraiment, dit Maxime.
Il était sincère et n’éprouvait aucun plaisir sadique à reculer le moment de tuer.
— Ça me fait beaucoup de peine… J’ai une fille de ton âge.
Ce détail lui paraissait particulièrement injuste.
— Mais si je ne le fais pas, qui d’autre le fera ?
— De quoi parlez-vous ?
L’enfant essaya de repousser sa main. Ça lui donna de l’assurance.
Garçon ou fille, adulte ou enfant. Quelle différence ? Obscurité ou Lumière, rien d’autre ne comptait.