Il a franchi les cinq pas qui nous séparaient. Calmement, sans changer d’expression, sans regarder l’épée blanche. Je l’ai attendu, me répétant les paroles que j’avais lancées avec tant d’assurance.
Puis le poignard de bois m’a percé les côtes.
Très loin, au fond de sa tanière, le chef du Contrôle du Jour est parti d’un grand éclat de rire.
Je suis tombé sur les genoux, puis sur le côté, la main pressée contre la poitrine. J’avais mal. La Pénombre a gémi en sentant le sang couler.
Quel dommage.
Était-ce vraiment la seule solution ? Mourir ?
Pour que Svetlana n’ait personne à sauver ? Elle suivrait sa voie, longue et glorieuse… Mais elle aussi, un jour, rejoindrait la Pénombre à jamais.
Guesser, tu le savais peut-être ? C’était donc ce que tu espérais ?
Le monde a retrouvé ses couleurs. Les sombres couleurs de la nuit. La Pénombre m’a libéré à contrecœur. Je me tenais accroupi, serrant ma blessure qui saignait.
— Pourquoi es-tu encore en vie ? a demandé Maxime.
Il y avait de nouveau une note de frustration dans sa voix. Tout juste s’il ne faisait pas la moue. J’aurais voulu sourire, mais la douleur m’en empêchait.
Il a regardé son arme et l’a brandie une nouvelle fois d’un geste mal assuré.
L’instant d’après, Egor s’est retrouvé à côté de nous. Il s’est placé entre Maxime et moi, me protégeant. Et là, j’ai ri, malgré la douleur.
Un futur mage noir qui sauvait un mage blanc d’un autre mage blanc !
— Je suis vivant, parce que ton arme agit uniquement contre les Sombres, ai-je dit.
Quelque chose gargouillait dans ma poitrine. Le poignard n’avait pas touché le cœur, mais m’avait atteint au poumon.
— J’ignore qui te l’a donné. Mais cette arme appartient à l’Obscurité. Contre moi, ce n’est rien d’autre qu’un éclat de bois… bien que ça fasse très mal.
— Tu es un Clair, a dit Maxime.
— Oui.
— Et lui un Sombre.
Le poignard s’est lentement tourné vers Egor.
J’ai essayé d’écarter le gamin, mais il a secoué la tête et il est resté sur place.
— Pourquoi ? a demandé Maxime. Pourquoi ? Tu es un mage blanc et lui un mage noir…
Pour la première fois, il a souri, tristement :
— Et moi alors, qui suis-je ? Dis-le-moi ?
— Sans doute un futur Inquisiteur, a répondu une voix derrière mon dos. j’en suis pratiquement certain. Un Inquisiteur parfait, impitoyable et incorruptible.
J’ai coulé un regard en arrière et j’ai dit :
— Bonsoir, Guesser.
Le chef s’est légèrement incliné vers moi. Svetlana se tenait derrière lui, son visage était livide.
— Tu peux patienter cinq minutes ? a demandé le chef. Après, je m’occuperai de cette égratignure.
— Oui, bien sûr, ça peut attendre.
Maxime fixait le chef d’un regard immobile, presque fou.
— Je pense que tu n’as rien à craindre, a poursuivi le chef à son adresse. Le Tribunal aurait exécuté un coupable ordinaire. Tu as trop de sang Sombre sur les mains, et le Tribunal se doit de maintenir l’équilibre. Mais tu es quelqu’un d’exceptionnel, Maxime. T’éliminer serait du gâchis. Ta place est au-dessus de nous, au-dessus de la Lumière et de l’Obscurité. Et peu importera de quel côté tu étais à l’origine. Mais ne te fais pas d’illusions… L’Inquisition ne représente pas le pouvoir. C’est pire que le bagne. Jette ton arme !
Maxime a jeté son poignard à terre, comme s’il lui avait brûlé les doigts. Guesser était un vrai mage. Pas comme moi…
— Svetlana, tu as tenu le coup, a dit le chef. Désormais, tu sais te contrôler. Tu as atteint la troisième classe. Sans le moindre doute.
J’ai essayé de me relever, avec le soutien d’Egor. J’aurais voulu serrer la main du chef. Une nouvelle fois, il avait su gagner la partie en imposant ses propres règles. En utilisant tous les atouts dont il disposait. Et il avait vaincu Zébulon. Dommage que ce dernier ne soit pas là ! J’aurais voulu voir sa tête… sa tête de démon, qui avait transformé ma première journée de printemps en long cauchemar.
— Mais…, a commencé Maxime.
Puis il s’est tu. Lui aussi avait vécu trop de choses en trop peu de temps. Et je comprenais très bien ce qu’il devait ressentir.
— Anton, a dit doucement le chef, j’étais sûr, absolument sûr que tu t’en sortirais, et Svetlana aussi. Le plus dangereux pour les mages de sa force, c’est de perdre le contrôle de soi, manquer de critères dans la lutte contre l’Obscurité. Un excès de hâte est aussi nuisible qu’un excès d’hésitation. C’est quelque chose que les Grands mages doivent apprendre le plus rapidement possible.
Svetlana s’est approchée de moi pour me soutenir. Elle a regardé Guesser et, l’espace d’un instant, la colère a déformé son visage.
— Non, ai-je dit. Non, Sveta. Il a raison. Je l’ai compris aujourd’hui… pour la première fois. J’ai compris où se trouvait la limite dans notre lutte. Ne sois pas en colère. Ce n’est qu’une petite égratignure. Nous sommes beaucoup plus solides que les humains.
— Merci, Anton, a dit le chef, puis il s’est tourné vers Egor : Et merci à toi, petit. Il m’est très désagréable de savoir que tu seras de l’autre côté de la barricade. Mais j’étais sûr que tu essayerais d’aider Anton malgré tout.
Egor a fait mine d’avancer vers le chef et j’ai serré son épaule.
Il aurait pu lancer des paroles inconsidérées. Il ne comprenait pas la complexité des enjeux ! Il ne comprenait pas que Guesser n’avait fait que parer les coups de l’adversaire.
— Je ne regrette qu’une chose, ai-je dit. Que Zébulon ne soit pas là. J’aurais aimé voir sa tête quand son opération a capoté.
Le chef n’a pas répondu tout de suite.
Ces mots étaient sans doute difficiles à prononcer. Et je n’étais guère heureux de les entendre.
— Zébulon n’y est pour rien, Anton. Je suis désolé. Mais il n’est absolument pour rien dans cette histoire. C’est une opération qui relève du Contrôle de la Nuit.
HISTOIRE NUMERO TROIS
Réservé aux autres
L’homme était petit, le teint basané, les yeux bridés. Une proie toute désignée pour un policier moscovite. Un sourire humble et confus ; un regard à la fois naïf et fuyant ; malgré la canicule écrasante, il portait un costume sombre, démodé mais presque neuf et, pour compléter l’ensemble, une antique cravate remontant à l’époque soviétique. Dans une main, il tenait une sacoche usée et déformée, comme en ont les agronomes et les présidents de kolkhozes dans les vieux films, et dans l’autre un melon oblong dans un cabas.
Le petit homme descendit du wagon de classe économique, distribuant des sourires à tout le monde : à l’employée du train, à ses compagnons de voyage, au porteur qui venait de le bousculer, à un jeune vendeur de limonade et de cigarettes. Le petit homme leva les yeux pour considérer avec émerveillement le toit de la gare de Kazan. Puis il remonta le quai, s’arrêtant de temps à autre pour saisir son melon plus commodément. Aux yeux d’un Européen, il pouvait avoir aussi bien trente ans que cinquante.
Le jeune homme qui, quelques minutes après, quitta le wagon-lit du même train Tachkent-Moscou – certainement l’un des trains les plus sales et les plus déglingués du monde ne lui ressemblait guère. Lui aussi était de type asiatique, probablement ouzbek. Mais habillé à la moscovite : un short et un tee-shirt, des lunettes noires, une pochette de cuir et un téléphone mobile à la ceinture. Pas le moindre bagage. Rien qui trahisse le provincial. Il ne regardait pas autour de lui, ne cherchait pas des yeux le « M » du métro. Un bref hochement de tête pour remercier l’employé du train, un signe négatif à l’adresse des chauffeurs de taxi. En passant parmi les arrivants fébriles, son visage refléta une légère expression de dédain. Il faisait déjà corps avec la foule des autochtones, ne s’en distinguant en rien : un habitant de la capitale parmi d’autres, une cellule autonome n’éveillant aucune curiosité de la part des autres cellules ni des flics phagocytes.