Le punk fit encore quelques passes. Le bol éclata, les vêtements se déchirèrent, l’étui s’ouvrit. Puis il lâcha un juron.
— Il n’y a rien, Alissa ! Rien du tout.
Une expression d’étonnement apparut progressivement sur le visage de la sorcière.
— C’était pourtant bien un devona. Stassik, ce type de messager ne confie jamais ce qu’il transporte à personne d’autre qu’au destinataire…
— Il a dû trouver le moyen de le faire, malgré tout, a répliqué le punk en remuant les cendres du pied. Je t’avais pourtant prévenue. De la part des Clairs, il faut s’attendre à tout. Tu en as pris la responsabilité. Je ne suis peut-être pas un mage très puissant. Mais j’ai plus d’expérience que toi. Cinquante ans d’expérience en plus.
Alissa hocha la tête. Son regard avait retrouvé son assurance. Sa main glissa de nouveau le long de sa robe, à la recherche du prisme.
— Tu es dans le vrai, Stassik. Mais dans cinquante ans, mon expérience aura rattrapé la tienne.
Le punk éclata de rire. Il s’accroupit près du corps de son collègue pour lui faire les poches.
— Tu crois ?
— J’en suis sûre. Tu as eu tort d’insister, Stassik. Quand je t’ai proposé de contrôler aussi les autres passagers.
Le punk se retourna trop tard, sa vie le quittait déjà, fuyant par une dizaine de fils invisibles…
L’Oldsmobile me plaisait. J’aime les vieilles autos.
Mais ses fenêtres ouvertes ne nous sauvaient pas de la canicule. La route était chauffée à blanc.
Ilya conduisait d’une main et se retournait à chaque instant pour nous parler. Je savais qu’un mage de son niveau peut voir les probabilités dix minutes à l’avance et qu’il n’y avait aucun risque d’accident ; malgré tout, son attitude désinvolte me rendait légèrement nerveux.
— Je voulais installer l’air conditionné, a déclaré Ilya d’un air gêné à l’adresse de Iulia, qui souffrait le plus de la chaleur : son visage était couvert de taches rouges et ses yeux nageaient dans le vague – pourvu qu’elle n’ait pas un malaise. Mais ça reviendrait à bousiller cette auto. Elle n’a pas été conçue pour ce genre de gadgets ! Ni climatisation, ni téléphone mobile, ni ordinateur de bord.
— Sûr, a approuvé Iulia avec un faible sourire.
La nuit avait été studieuse, et aucun d’entre nous n’était parti se coucher. Nous avions bûché jusqu’à cinq heures du matin avant de piquer un somme sur place. Il est honteux de faire travailler une gamine de treize ans autant qu’une adulte. Mais c’est elle qui avait insisté.
Svetlana, assise devant, a jeté un regard inquiet à Iulia. Puis un autre profondément critique à Semion qui a failli avaler sa cigarette. Il a aussitôt inspiré toute la fumée qui flottait dans la voiture, avant de jeter son mégot. Les cigarettes « Java », déjà malodorantes, étaient une concession qu’il nous faisait ; tout récemment encore, il avait l’habitude de fumer des « Poliot », bien plus immondes.
— Fermez les fenêtres, a demandé Semion.
Une minute plus tard, la température s’est mise à baisser rapidement. Et nous avons humé une odeur d’embruns salés. J’ai même deviné que c’était un parfum de nuit et qu’il s’agissait d’une mer proche. Une plage de Crimée. De l’iode, des algues, une petite note d’absinthe. La mer Noire.
— Koktebel ? ai-je demandé.
— Yalta. Le 10 septembre 1972 , vers trois heures du matin. Après un léger grain.
— Ça alors ! s’est exclamé Ilya, admiratif. Et tu as résisté à l’envie de l’utiliser pendant tant d’années ?
Iulia a regardé Semion d’un air gêné. La conservation du climat est un exercice difficile, et le bouquet qu’il venait de dilapider aurait pu embellir une soirée.
— Merci, Semion Pavlovitch.
Semion lui en imposait, et elle l’appelait cérémonieusement par son prénom suivi de son patronyme, comme le chef.
— Bah, ce n’est rien, a répondu Semion. J’ai de tout dans ma collection : une pluie dans la taïga de 1913, un typhon de 1940, un matin de printemps à Iurmala, de 1956 je crois bien… une soirée d’hiver à Gagra…
— Une soirée d’hiver, ça n’a rien d’exceptionnel, a dit Ilya. Mais une pluie dans la taïga…
— Je ne te l’échangerai pas, a prévenu Semion. Je connais ta collection, tu ne possèdes rien d’équivalent.
— Et si je t’en donne deux, ou même trois…
— Si tu veux, je peux t’en faire cadeau.
— Et quoi encore ? s’est exclamé Ilya, vexé. Je ne trouverai jamais quoi t'offrir en échange.
— Je t’inviterai au débouchage.
— Merci, c’est mieux que rien.
Il a pris un air boudeur. À mes yeux, leurs capacités étaient pratiquement égales. Ilya était peut-être légèrement plus fort. Mais Semion avait un vrai don pour deviner quel moment valait la peine d’être conservé. Et il se montrait particulièrement économe.
Bien sûr, aux yeux de certains, son acte pouvait passer pour du gaspillage : embellir notre dernière demi-heure de voyage avec une palette de sensations aussi précieuses…
— C’est un nectar qui aurait mérité d’être dégusté ce soir, avec les brochettes, a remarqué Ilya qui manquait décidément de tact.
Iulia ne savait plus où se mettre.
— Je me souviens, a déclaré Semion, d’une aventure qui m’est arrivée en Orient. Notre hélico… bref, nous avons dû continuer notre chemin à pied. Les moyens de communication techniques étaient morts, utiliser des moyens magiques aurait été aussi suicidaire que de se balader à Harlem en costume du Ku Klux Klan. Nous avons longtemps marché à pied à travers le désert de Hadramaout. Il ne nous restait plus guère que cent ou cent vingt kilomètres à parcourir avant d’arriver jusqu’au représentant local. Mais nous n’avions plus de forces. Et plus une goutte d’eau. Et là, Aliocha, un brave gars qui travaille aujourd’hui dans la région du Primorie a dit : « Je n’en peux plus, Semion Pavlovitch, j’ai une femme et deux enfants qui m’attendent à la maison, je veux revenir vivant…» Il s’est couché sur le sable et il a débouché une averse qu’il gardait en réserve. Une bonne grosse averse de vingt minutes. Nous avons pu boire et remplir nos gourdes et reprendre du poil de la bête. J’ai failli lui casser la gueule pour ne pas nous l’avoir dit plus tôt, mais j’ai eu pitié de lui.
Après ce long discours, un silence s’est établi dans la voiture. Semion mettait rarement autant d’émotion dans les récits tirés de sa biographie tumultueuse.
— Et toi alors ? s’est enfin exclamé Ilya. Tu aurais pu utiliser ta pluie dans la taïga !
— Ce n’est pas comparable, a objecté Semion. Une vraie pluie de collection de 1913 et une banale averse de printemps ramassée en plein Moscou. Je te jure qu’elle sentait l’essence. Tu me crois ?
— Je te crois.
— Chaque chose en son temps et place. La nuit au bord de la mer que je viens d’utiliser était agréable. Mais sans rien d’exceptionnel. Elle convient parfaitement à ta guimbarde.
Svetlana a ri doucement. Tout le monde s’est aussitôt senti plus détendu.
La semaine avait été fiévreuse. Aucun incident notable pourtant, du simple travail de routine. Une terrible canicule s’était abattue sur la ville, exceptionnelle pour un mois de juin, et le nombre d’événements avait atteint son minimum. De quoi inquiéter le Contrôle de la Nuit comme celui du Jour.
Nos analystes avaient planché sur l’éventualité que cette chaleur soit le prélude à un mauvais coup des Sombres. Pendant ce temps, nos adversaires vérifiaient certainement si des mages blancs ne jouaient pas avec le climat. Quand les deux camps ont conclu à des causes purement atmosphériques, nous nous sommes tous retrouvés en chômage technique.