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Les Sombres étaient aussi inertes que des mouches endormies. Contrairement aux pronostics des médecins, le taux d’accidents et de morts naturelles était en baisse. Les Clairs non plus n’avaient pas le cœur à l’ouvrage : les mages se chamaillaient pour un rien, il fallait attendre une demi-journée pour obtenir le moindre document d’archive, les analystes, quand on les sollicitait de prévoir un changement de temps, répliquaient d’un ton rageur : « Il va forcément pleuvoir un jour, mais ne nous demandez pas quand. » Boris Ignatievitch errait à travers le bâtiment d’un air accablé : malgré son origine orientale, il se laissait abattre par la canicule dans sa version moscovite. Jeudi matin, il avait convoqué tous les agents, avait recruté deux volontaires pour l’assister et signifié aux autres de partir. N’importe où, à la campagne, aux Maldives, en Grèce, en enfer chez le diable : il y faisait certainement plus frais qu’à Moscou. Avec interdiction de réapparaître avant lundi après-midi.

Il avait attendu une minute que des sourires radieux éclosent sur les visages, puis avait ajouté que ce bonheur inattendu devait d’abord se mériter. Par un labeur stakhanoviste. Histoire de partir la conscience tranquille. Vu qu’on n’a jamais rien sans rien. Bref, nous devions remplir l’ensemble des tâches courantes en une seule journée.

Certains avaient dû travailler jusqu’au matin. Nous avions contrôlé tous les Sombres soumis à une surveillance particulière qui restaient en ville : vampires, lycanthropes, incubes et succubes, sorcières en exercice et autre menu fretin potentiellement perturbateur. Rien à signaler. En ce moment, les vampires n’avaient pas soif de sang chaud mais plutôt de boissons fraîches et les sorcières délaissaient leurs mauvais sorts au profit d’incantations susceptibles de faire tomber la pluie.

Nous roulions donc sur la route des vacances. Pas vers les îles Maldives, bien sûr, le chef surestimait la générosité de notre département financier. Mais trois jours à la campagne, ce n’était pas mal non plus. Je plaignais les malheureux volontaires restés de garde.

— Il faut que j’appelle chez moi, a dit Iulia que la baisse de température faisait revivre. Sveta, passe-moi ton téléphone.

Moi aussi, je savourais la fraîcheur marine. J’observais les voitures que nous dépassions. La plupart avaient les vitres baissées, et leurs occupants nous jetaient des regards envieux, imaginant à tort que notre vieille auto bénéficiait d’une climatisation dernier cri.

— Il faut prendre le prochain tournant, ai-je dit à Ilya.

— Oui, je me souviens. Je suis déjà…

— Silence ! a soufflé Iulia avant de gazouiller dans le combiné : Maman, c’est moi ! Oui, nous sommes déjà arrivés. Oui, on est très bien ici. Il y a un lac… non, un petit lac. Maman, je ne peux pas te parler longtemps, le papa de Sveta m’a prêté son téléphone… Non, il n’y a personne d’autre… Sveta ? Je te la passe.

Svetlana a pris le téléphone avec un soupir. Elle m’a jeté un regard sévère, et j’ai fait de mon mieux pour reprendre une expression sérieuse.

— Bonjour, tante Natacha, a-t-elle dit d’une voix de petite fille. Oh oui, nous sommes très contentes. Oui. Non, avec mes parents. Maman est loin, vous voulez que je l’appelle ? Oui, je lui dirai. Je n’y manquerai pas. Au revoir.

Elle a éteint son mobile avant de demander :

— Et qu’arrivera-t-il si ta maman demande à ta copine Sveta comment vous avez passé le week-end ?

— Sveta répondra que nous nous sommes bien reposées.

Svetlana a regardé Semion, comme pour quêter son soutien.

— Utiliser ses capacités magiques pour obtenir des avantages personnels peut entraîner des conséquences imprévisibles, a déclaré Semion d’un ton sévère. Je me souviens, un jour…

— Quel rapport avec la magie ? s’est exclamée Iulia. Je lui ai dit que j’allais à une méga fête avec des copains et je lui ai demandé de me servir d’alibi. Ça l’a un peu surprise, mais elle a accepté, forcément.

Ilya a pouffé de rire.

— Ils peuvent se la garder, leur méga fête à la noix, a ajouté Iulia d’un ton vexé. C’est bon pour les gosses humains. Mais qu’est-ce que vous avez tous à rigoler ?

Le travail occupe la majeure partie de notre vie. Non que nous soyons des drogués du boulot : quel être sain d’esprit ne préfère pas se reposer plutôt que se tuer à la tâche ? Ni que nos activités soient si passionnantes : nous consacrons le plus clair de notre temps à des patrouilles ennuyeuses ou à des tâches de bureau soporifiques. Le problème, c’est que nous sommes trop peu nombreux. Le Contrôle du Jour a beaucoup moins de peine à recruter des Sentinelles : les Sombres ont tous soif de pouvoir. La psychologie des Clairs est très différente.

Mais en dehors du travail, chacun de nous a son petit espace privé qu’il ne céderait à personne, ni à la Lumière ni à l’Obscurité. Sa vie personnelle qu’il ne cache pas mais n’étale pas non plus au grand jour. Qui lui reste de son ancienne personnalité humaine.

Les uns voyagent dès que l’occasion se présente. Ilya, par exemple, préfère les voyages organisés et Semion l’auto-stop.

Une fois, il a fait Moscou-Vladivostok en un temps record sans un kopeck en poche. Mais il n’a pas enregistré son exploit auprès de la Ligue des voyages libres, ayant usé deux fois de la magie au cours du trajet.

Pour Ignat, et il est loin d’être le seul, les congés sont synonymes d’aventures sexuelles. Presque tous passent par cette étape : la vie offre aux Autres beaucoup d’occasions de lier connaissance. Les humains, c’est bien connu, éprouvent inconsciemment une forte attirance à notre égard.

Nous comptons de nombreux collectionneurs dans nos rangs. De canifs, de porte-clés, de timbres ou de briquets, mais aussi d’atmosphères, d’odeurs, d’auras et de formules magiques. J’ai collectionné un temps des modèles réduits d’automobiles, dépensant de grosses sommes pour des pièces rares qui ne présentaient de valeur qu’aux yeux de quelques milliers d’imbéciles dans mon genre. Aujourd’hui, ma collection est rangée dans deux boîtes en carton. Il faudra que je la porte un jour dans la cour et que je la laisse dans le bac à sable, les enfants des voisins seront ravis.

Nous avons beaucoup de chasseurs et de pêcheurs. Igor et Garik pratiquent le parachutisme dans des conditions extrêmes. La petite Galia, notre informaticienne à la manque, cultive les bonsaïs. Bref, les innombrables hobbys inventés par l’humanité ont aussi des adeptes chez nous.

Mais je n’avais pas la moindre idée des occupations de Tigron chez qui nous devions tous passer le week-end. J’étais presque aussi avide de le savoir que d’échapper à la fournaise moscovite. Quand tu visites la maison de quelqu’un, tu comprends généralement assez vite quel est son dada.

— C’est encore loin ? a demandé Iulia d’une voix capricieuse.

Nous avions déjà quitté la route principale et nous roulions depuis cinq kilomètres sur un chemin de terre, longeant une petite rivière et un ensemble de datchas.

— Nous sommes presque arrivés, ai-je annoncé, après avoir vérifié l’image de la route que nous avait laissée Tigron.

— C’est-à-dire que nous sommes totalement arrivés, a précisé Ilya en tournant brusquement et en fonçant vers un bosquet d’arbres.

Iulia a poussé un cri en se cachant le visage. Svetlana a réagi avec plus de calme, mais a tendu malgré tout les mains en avant, dans l’attente d’un choc.