La voiture a traversé des fourrés inextricables pour plonger dans les arbres. Sans les percuter, bien sûr. Nous avons traversé une illusion pour nous retrouver sur une route bien asphaltée. Devant nous luisait le miroir d’un petit lac au bord duquel se dressait une maison de briques à un étage entourée d’une haute clôture.
— Ce qui me surprendra toujours chez les lycanthropes, a dit Svetlana, c’est leur goût de la dissimulation. Comme si l’illusion des arbres n’était pas suffisante, elle s’est bâti une clôture…
— Tigron n’est pas un lycanthrope a protesté Iulia, c’est un mage métamorphe !
— C’est la même chose, a dit doucement Svetlana.
Iulia s’est tournée vers Semion, en quête de soutien.
— Svetlana a raison sur le fond, a confirmé Semion. Les mages combattants étroitement spécialisés sont pour ainsi dire des lycanthropes. Mais du signe opposé. Si Tigron avait été d’une humeur différente le jour où elle est entrée dans la Pénombre pour la première fois, elle serait devenue une Sombre, et certainement une lycanthrope. Très peu de gens sont déterminés à l’avance. Généralement, il y a lutte entre Lumière et Obscurité. Quand tu te prépares à l’initiation.
— Et avec moi, comment ça s’est passé ? a demandé Iulia.
— Je t’ai déjà raconté, a répondu Semion. Assez facilement.
— Une légère remoralisation des parents et des enseignants, a dit Ilya en arrêtant la voiture devant le portail. Et une petite fille s’est aussitôt sentie débordante d’amour et de bonté pour son entourage.
— Ilya ! a protesté Semion.
Il était le mentor de Iulia, un mentor assez paresseux, qui ne se mêlait pratiquement pas de l’éducation de la jeune magicienne. Mais le persiflage de Ilya lui avait déplu.
Iulia était une fille talentueuse, et le Contrôle fondait de sérieux espoirs sur son avenir. Mais pas au point de la pousser au pas de course dans un labyrinthe de casse-tête moraux, comme Svetlana.
Svetlana et moi y avons apparemment songé en même temps. Nous avons échangé un regard, et détourné aussitôt les yeux.
Un mur invisible se dressait entre nous qui allait bientôt nous séparer. Je resterais à jamais un mage de troisième classe. Svetlana était déjà sur le point de me dépasser et au bout d’un certain laps de temps – très bref, car la direction du Contrôle était pressée – elle deviendrait une magicienne hors classe.
Ne nous resteraient que des poignées de main amicales et des cartes de vœux pour Noël et les anniversaires.
— Ils dorment, ou quoi ? s’est indigné Ilya.
Il a passé la tête dehors, et un air pur mais brûlant s’est aussitôt engouffré dans la voiture. Il a agité la main en regardant l’objectif de la caméra fixé au-dessus du portail. Et il a klaxonné.
Le portail s’est ouvert lentement.
— Ah, tout de même, a dit le mage en roulant dans la cour.
Le terrain était vaste et planté de nombreux arbres. Étrange de voir que la maison avait été bâtie sans dommage pour les immenses pins et sapins qui l’entouraient étroitement. Pas la moindre plate-bande, à part quelques fleurs autour d’une petite fontaine qui ne fonctionnait pas. Cinq voitures stationnaient déjà sur une aire de béton. J’ai reconnu la vieille « Niva » que Danil gardait par patriotisme, le cabriolet de sport d’Olga (comment avait-elle fait son compte pour rouler sur ce chemin pierreux ?) et, entre les deux, la fourgonnette crottée d’Anatoli.
Il y avait deux autres véhicules que j’avais déjà remarqués devant nos bâtiments, mais j’ignorais à qui ils appartenaient.
— Ils ne nous ont pas attendus, a constaté Ilya d’un ton indigné. Ils font la fête sans vergogne, pendant que les meilleurs éléments du Contrôle suent sang et eau sur des chemins de traverse.
Il a éteint le moteur. Iulia a crié joyeusement : « Tigron ! » et, sautant par-dessus mes genoux, elle a jailli de la voiture.
Semion a lâché un juron et s’est précipité derrière elle. Juste à temps.
D’où sortaient ces chiens ? Ils étaient demeurés invisibles jusqu’ici. Dès que les pieds de Iulia ont frôlé le sol, des silhouettes rapides ont jailli de tous côtés sans le moindre bruit.
La gamine a poussé un cri suraigu. Ses pouvoirs étaient suffisants pour venir facilement à bout d’une meute de loups, et cinq ou six chiens n’étaient pas de taille face à elle. Mais elle n’avait encore jamais participé à une vraie bataille, et s’est trouvée prise au dépourvu. A vrai dire, moi aussi j’ai tardé à réagir. Qui aurait pu s’attendre à une attaque ici ? Et surtout de ce type. Les chiens n’agressent pas les Autres. Ils craignent généralement les Sombres et aiment les Clairs. Il faut un dressage très long et poussé pour les forcer à oublier leur peur instinctive de la magie.
Svetlana, Ilya et moi nous sommes précipités. Mais Semion nous avait devancés. Soulevant Iulia d’une main, il a tracé une ligne aérienne de l’autre. Je pensais qu’il utiliserait un sort de répulsion ou plongerait dans la Pénombre ou réduirait les chiens en cendres. Quand on agit par réflexe, on a généralement recours aux sorts les plus primitifs.
Mais Semion a gelé les chiens dans le temps. Deux ont été touchés en plein bond et leurs corps auréolés d’une lueur bleutée sont demeurés suspendus dans les airs, gueules tendues vers nous, tous crocs dehors. Des gouttelettes de bave s’en détachaient, pareilles à des grêlons.
Leurs trois congénères figés à terre étaient moins impressionnants.
Tigron a couru vers nous, le visage blême et les yeux écarquillés, tandis que Iulia continuait encore de crier, par inertie.
Elle est restée muette quelques instants, à la regarder, avant de demander enfin :
— Vous n’avez rien ?
— Mais d’où sors-tu ces monstres ? a demanda Ilya en abaissant sa baguette magique.
— Ils ne vous auraient fait aucun mal, a répondu Tigron d’une voix fautive.
— Tu es sûre ?
Semion a reposé Iulia à terre avant de tâter du doigt le croc d’un chien, entouré d’une pellicule bleue élastique.
— Parole d’honneur. Les gars, Sveta, ma petite Iulia, pardonnez-moi. Je n’ai pas eu le temps de les arrêter. Ils sont dressés à immobiliser les inconnus.
— Même les Autres ?
— Oui.
— Et même les Clairs ?
Une admiration sincère a percé dans la voix de Semion.
Tigron, gênée, a hoché affirmativement la tête. Iulia s’est approchée et s’est blottie contre elle.
— Je n’ai pas eu peur, a-t-elle assuré assez calmement. Je me suis juste laissé surprendre.
— Heureusement que moi aussi je me suis laissé surprendre, a remarqué Ilya en rangeant son arme. Le chien rôti, c’est un plat un peu trop exotique à mon goût. Mais moi, tes chiens me connaissent !
— Ce n’est pas après toi qu’ils en avaient.
La tension retombait lentement. Évidemment, rien de grave ne se serait produit. Au pire, nous savons nous soigner mutuellement, mais le pique-nique prévu serait tombé à l’eau.
— je suis vraiment désolée. Pardonnez-moi, a répété Tigron avec un regard implorant.
— Mais explique-moi, pourquoi gardes-tu ces fauves ? a demandé Svetlana. Avec tes pouvoirs, tu peux venir à bout d’un régiment de bérets verts. À quoi bon ces Rottweilers ?
— Ce ne sont pas des Rottweilers, mais des Staffordshire terriers…
— C’est du pareil au même !
— Une fois, ils ont attrapé un cambrioleur. Je ne viens ici que deux jours par semaine, c’est trop loin de la ville.
Son explication ne tenait pas debout. Un simple sort de protection, et aucun être humain ne se serait jamais aventuré jusqu’ici… Mais personne n’a rien dit. Tigron nous a désarmés en avouant :