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— Question de tempérament…

— Ils vont rester longtemps comme ça ? a demandé Iulia. Je veux devenir leur amie. Sinon, j’en garderai un complexe psychologique inconscient qui marquera inévitablement mon caractère et mes préférences sexuelles.

Semion a pouffé de rire. Par cette déclaration – peut-être moins spontanée qu’elle n’en avait l’air – Iulia a éteint le conflit.

— Ils se réveilleront dès ce soir. Eh bien, Tigron, tu ne nous invites pas à entrer ?

— C’est vraiment génial comme endroit, a dit Iulia.

Elle semblait nous avoir tous oubliés, n’ayant d’yeux que pour Tigron. Celle-ci était son idole et l’adolescente était prête à tout lui pardonner, y compris une meute de chiens agressifs.

Pourquoi vouons-nous toujours un culte à ce qui est hors de notre portée ?

Iulia était une brillante magicienne analyste, capable de dénouer les fils des probabilités, de découvrir les causes magiques des événements en apparence les plus ordinaires. Elle était d’une intelligence remarquable, tout le monde l’aimait et l’appréciait, la considérant malgré son jeune âge comme une collègue à part entière, précieuse, et même souvent irremplaçable. Elle aurait pu choisir comme modèle Polina Vassilievna qui travaillait à mi-temps au service d’analyse ou tomber amoureuse de son chef Edik, un Don Juan d’âge mûr. Mais elle avait jeté son dévolu sur Tigron, magicienne métamorphe et combattante d’élite.

Fermant la procession, je me suis mis à siffloter et j’ai croisé le regard de Svetlana. Je lui ai adressé un signe de tête. Tout allait bien. Nous avions une longue période de repos devant nous. Plus de Contrôle du Jour ni de Contrôle de la Nuit. Plus d’intrigues. Plus de conflits. Nous allions pouvoir nous baigner dans le lac, bronzer, manger des brochettes et boire du vin rouge. Aller au sauna, car il y en avait certainement un, et bien équipé. Prendre une ou deux bouteilles de vodka avec Semion, un bocal de champignons salés, nous isoler dans un coin tranquille et nous soûler à mort en contemplant les étoiles et en menant une conversation hautement philosophique.

Bref, prendre du bon temps.

Redevenir humains, ne serait-ce que pour vingt-quatre heures.

Semion s’est arrêté et a dit :

— On prendra deux bouteilles. Ou trois. Au cas où quelqu’un d’autre se joindrait à nous.

Je n’avais pas de raison de m’étonner, encore moins de m’indigner. Il ne lisait pas volontairement dans mes pensées ; simplement, il avait beaucoup plus d’expérience que moi.

— C’est entendu, ai-je dit.

Svetlana m’a jeté un regard de biais, mais sans faire de commentaires.

— C’est plus facile pour toi, a ajouté Semion, j’arrive très rarement à… redevenir humain.

— Est-ce vraiment nécessaire ? a demandé Tigron devant la porte.

Semion a haussé les épaules.

— Non, bien sûr. Mais j’aimerais pouvoir le faire.

Nous sommes entrés.

Vingt invités, c’était beaucoup, même pour une demeure aussi vaste. Des humains se seraient comportés différemment. Mais nous occupions trop de place et faisions trop de bruit. Rassemblez deux dizaines d’enfants qui ont passé plusieurs mois à étudier sagement, offrez-leur le contenu d’un magasin de jouets, permettez-leur de faire tout ce qui leur chante et observez le résultat.

Svetlana et moi étions les seuls à demeurer un peu à l’écart des distractions tapageuses. Nous avions pris un peu de vin au buffet pour nous installer sur un petit divan de cuir dans un coin du salon.

Semion et Ilya s’affrontaient en un duel magique. Très cultivé et pacifique, et assez agréable pour leur entourage, du moins au début. Dans la voiture, Semion avait égratigné l’amour-propre de son ami et maintenant, ils changeaient à tour de rôle le climat de la pièce. Nous avions déjà goûté à l’hiver dans un bois des environs de Moscou, aux brumes de l’automne, à l’été espagnol. Tigron avait interdit les pluies et les tempêtes; d’ailleurs, nos mages n’essayaient pas de déchaîner les éléments. Ils s’étaient apparemment imposé à eux-mêmes certaines restrictions et rivalisaient non tant par la rareté des moments qu’ils reproduisaient que par leur adéquation à la situation présente.

Garik, Farid et Danil jouaient aux cartes. Un jeu de cartes parfaitement ordinaire, sans fantaisies d’aucune sorte… Mais l’air au-dessus de la table crépitait de sorts. Ils utilisaient tous les moyens possibles et imaginables pour tricher magiquement et se protéger de la tricherie. Les cartes qu’ils recevaient en main n’avaient guère d’importance, pas plus que celles qui restaient dans le talon.

Ignat se tenait devant la porte grande ouverte entouré de filles du service scientifique auxquelles s’étaient jointes nos deux informaticiennes. Apparemment, notre sexophile avait subi récemment une défaite sur le front amoureux et soignait ses plaies morales auprès de ses fidèles admiratrices.

— Anton, a demandé Svetlana à mi-voix, dis-moi, tout ça, selon toi, c’est bien réel ?

— Quoi donc ?

— Ces réjouissances. Tu te souviens de ce que Semion a dit ?

J’ai haussé les épaules.

— Si tu veux bien, on en reparlera dans cent ans. Je suis bien. Je suis heureux de n’avoir besoin de courir nulle part, de n’avoir aucun calcul à faire, je me réjouis que la canicule ait réduit les Contrôles à l’inaction et qu’ils se reposent à l’ombre, langue pendante.

— Moi aussi je suis bien. Mais nous ne sommes guère que quatre ici à être jeunes, ou presque jeunes. Iulia, Tigron, toi et moi… Comment serons-nous dans un siècle ? Et dans trois cents ans ?

— On verra bien.

Svetlana a effleuré ma main.

— Comprends-moi, Anton, je suis très fière d’avoir intégré le Contrôle de la Nuit. Je suis heureuse que ma mère soit de nouveau en bonne santé. Je vis mieux qu’avant, c’est évident. Et je… je suis même capable de comprendre pourquoi le chef t’a fait subir une telle épreuve…

— Ne parlons plus de ça. Même moi, j’ai fini par comprendre, et j’en ai bavé plus que toi. Je ne veux plus revenir là-dessus.

— Je n’en avais pas l’intention.

Svetlana a vidé son verre et l’a posé sur la table.

— Ce que je voulais dire, c’est que je ne perçois pas de joie.

— Où ça ?

À certains moments, je deviens particulièrement borné.

— Ici. Au Contrôle de la Nuit. Parmi nos amis. Pour nous, chaque jour représente une nouvelle bataille. Grande ou petite. Contre un lycanthrope qui a perdu les pédales, contre un mage noir ou contre toutes les forces de l’Obscurité réunies. Muscles et esprit tendus, menton en avant, yeux exorbités, nous sommes toujours prêts à nous jeter au feu… ou à nous asseoir les fesses nues sur un hérisson.

J’ai ri malgré moi.

— Mais je ne vois pas ce que ça a de mal. Oui, nous sommes des soldats. Tous, aussi bien Iulia que Guesser. Et la guerre, ce n’est pas fait pour rigoler. Mais si nous reculons…

— Si nous reculons, qu’arrivera-t-il ? L’apocalypse ? Pendant des millénaires, les forces du Bien et les forces du Mal se sont combattues. S’écharpant sans merci, organisant des affrontements entre des armées d’humains, et tout ça au nom de causes supérieures. Mais dis-moi, Anton, les gens ne sont-ils pas devenus meilleurs au cours de cette période ?

— Si.

— Et durant la période qui a suivi ? Depuis que les Contrôles ont été mis en place ? Tu m’as tenu de beaux discours, et tu n’as pas été le seul… Tu m’as dit que le combat qui compte vraiment, c’est celui que nous menons pour les âmes, que le Traité a permis d’éviter de nombreux massacres. Et c’est vrai. Mais les humains s’entretuent allègrement. Encore plus souvent que par le passé.